Aller vite. Cet impératif est devenu total, permanent et incontournable. Mettre du rythme, de la cadence, avoir un coup d’avance… La transformation digitale s’accompagne en effet d’une dictature de l’urgence, qui conduit nombre de professionnels à nourrir le sentiment désagréable d’avoir en permanence un train de retard. Mais à y regarder de plus près, il est nécessaire d’opérer une distinction entre plusieurs cycles qui ont chacun une temporalité propre, et se superposent dans le quotidien des entreprises : court et moyen terme, long terme, exogènes.
Il y a d'abord le cycle du business, la pierre angulaire de l’édifice. C'est la priorité de la plupart des entreprises et de leurs employés, le nerf de la guerre, qui impose une vigilance constante sur la conquête, l’exécution, la fidélisation, et à lui seul produit l’effet « nez dans le guidon ». Sans lui, inutile même d’évoquer les autres cycles.
Autre cycle, celui de l’innovation, au service du business. Cela vaut côté marché d’une part, où la concurrence peut arriver de là où on ne l’attend pas, par de nouveaux modèles économiques ou des ruptures technologiques, et côté prestataires d’autre part, où les bonnes pratiques sont redéfinies continuellement, avec l’apparition incessante de nouveaux standards, de nouvelles méthodes révolutionnaires, de nouvelles start-up qui vont uberiser leur secteur et de pépites qu’il faut absolument rencontrer.
Temps d’appropriation relativement longs
Vient ensuite le cycle des usages, qui fait écho au précédent. La surenchère technologique vient en réalité se heurter à la capacité d’absorption des marchés, qui ne retiennent qu’une petite partie de ces nouveautés. Et quand elles le sont, les temps d’appropriation, même à l’ère de la viralité, restent relativement longs en comparaison de la rapidité d’apparition de nouvelles tendances. Et là déjà, apparaît une première source de divergence : quand les innovations vont plus vite que les usages, les utilisateurs (particuliers ou collaborateurs) deviennent plus difficiles à atteindre et à fidéliser, et la sur-sollicitation peut devenir aussi anxiogène en créant une impression de ne pas être à la page. Une sorte de FOMO (fear of missing out) généralisé.
Néanmoins, le succès d’une entreprise nécessite d’avoir en permanence une vision long-termiste. Sur des temps plus longs, il faut aussi prendre en considération des effets de cycles qui ont un impact majeur dans la gestion d’une entreprise. C'est le cas du cycle organisationnel, celui qui fait tanguer le navire. C’est probablement celui qui est à l’origine du plus de frictions au sein des entreprises. En effet, si les ruptures technologiques et autres révolutions des usages dont nous avons parlé interviennent sur des cycles de plus en plus courts, l’adaptation d’une organisation à une nouvelle réalité économique fait face à une inertie liée à l’héritage des process, des habitudes, et des modèles économiques antérieurs. Avec le risque permanent d’un décalage quasi-structurel entre l’état de l’organisation et le besoin d’adéquation à un marché en constante mutation. Plusieurs stratégies ont vu le jour, avec des succès inégaux, de l’externalisation auprès de sociétés de conseil qui s’insère dans ces espaces, à des initiatives de labs, ou encore de la croissance externe. Chacune de ces solutions présente un coût élevé, et ne permet pas toujours de compenser le retard à combler.
Le cycle RH, lui, vise à savoir aujourd’hui de quelles compétences on aura besoin dans 10 ans. De la même manière, ce cycle a tendance à susciter des obstacles liés au turnover des équipes d’une part, avec un marché des talents sous haute tension, et à la montée en compétences des individus d’autre part, qui elle aussi prend du temps. Former un collaborateur se fait sur plusieurs années, et lorsque les besoins se font pressants pour garantir la réactivité et l’adaptation de l’entreprise, les départements RH font face à un goulot difficile à passer, surtout quand les recrutements externes sont gelés ou fortement limités, ce qui est le cas dans un grand nombre d’organisations.
Cycle réglementaire, académique et de l’investissement
Des cycles exogènes ont également un impact conséquent sur le quotidien des entreprises. C'est le cas du cycle réglementaire, quand le législateur redistribue les cartes. Même s’il s’anticipe, il peut venir bousculer de façon importante un pan d’activité (on pense au RGPD, à ePrivacy à venir, ou encore à la directive européenne sur les services de paiement 2ème version). Même si le cycle réglementaire est le plus exogène (le plus lointain, celui sur lequel il est très difficile de faire levier), il est primordial de ne pas faire l’autruche et de subir les événements, ou d’attendre de voir ce que font les autres. Bon nombre d’ajustements réglementaires (voir de révolutions) doivent être déployés en douceur et en avance au sein des organisations. Le dernier en date, le prélèvement à la source, ne déroge pas à la règle. Rien ne sert de courir vite, il faut partir à point.
Le cycle académique constitue également une source de rupture en envoyant sur le marché du travail des individus issus de trajectoires pensées avec des référentiels souvent dépassés. Mais refondre une maquette pédagogique est difficile à réaliser, même tous les ans, sans créer trop d’instabilité (recrutement du corps professoral, cohérence des programmes).
Enfin, le cycle de l’investissement doit lui aussi être pris en compte, puisqu’une organisation ne peut pas toujours débloquer les investissements nécessaires à l’établissement des bonnes ressources lui permettant de conserver son avance et sa compétitivité. Et pour corser encore le tableau, l’accumulation de retard engendre souvent une tension sur la capacité d’investissement, qui limite encore la capacité à combler ce même écart et contribue à l’accentuer. Le recours à la dette ou aux fonds n’est évidemment pas accessible à tous.
Nécessaire évolution
Pour performer sur tous ces cycles à la fois, les entreprises doivent nécessairement évoluer. Face à ces nombreux cycles, dont certains atteignent des seuils incompressibles de durée quand d’autres continuent de se raccourcir, le delta est devenu de plus en plus compliqué à réduire et une tension croissante est apparue sur les équipes. Il semble désormais que toute entreprise soit vouée à disparaître dans sa forme d’origine à un horizon relativement court, hormis quelques entreprises avec de fortes capacités d’investissement, qui parviendront à sortir leur épingle du jeu en réinventant constamment de nouveaux modèles et se diversifiant pour durer un peu plus longtemps. Et encore. Citons en effet Alphabet et Amazon. Pour la première, Google a annoncé au e-commerce One to one 2017 la mort du moteur de recherche. Pour la deuxième, Jeff Bezos a annoncé à ses employés fin 2018 qu’Amazon allait faire faillite. Rien d’alarmiste, mais c'est le simple reflet du renouvellement inéluctable de l’écosystème technologique.
Faut-il pour autant abandonner ? Certainement pas. Il existe de nombreux moyens pour palier le plus possible l’effet frictionnel des décalages de cycles. L’un d’eux est le passage à l’intelligence étendue, qui libère les collaborateurs et l’organisation en faisant levier sur l’IA pour faciliter leur quotidien, et garder la tête hors de l’eau dans une société devenue liquide. En gardant en tête le fait que de toute façon, et à part quelques exceptions, tout le monde est logé à la même enseigne ! L’humain est en effet au cœur de ces mécanismes de transformation, et devient probablement l’enjeu premier de la réussite des entreprises dans cet environnement que les militaires appellent VUCA (volatility, uncertainty, complexity, ambiguity). Il s'agit de donner aux humains les moyens de naviguer dans l’océan de la technologie, et de surfer sur les vagues d’innovation. La responsabilité est double : pour les éditeurs, faire venir la technologie jusqu’à l’homme (comme l’ont très bien réussi les fabricants de smartphones et d’applications mobiles), et pour les entreprises, organiser l’acculturation de leurs collaborateurs, en leur permettant de bien appréhender les notions, raisonnements, et développer un esprit critique face à la technologie, plutôt que d’empiler les formations à de nouveaux outils. Alors restons calme et choisisons bien notre lessive : le cycle de la machine à laver n’est pas près de s’arrêter.