Les médias d’information et les agences de communication vont mal. Beaucoup disparaissent. Les autres, au mieux, se consolident. A ce rythme, il n’est pas certain que les agences de presse et/ou de communication survivent encore bien longtemps tant elles sont maintenant concurrencées, menacées, bousculées, dépouillées de leurs talents par des concurrents auto-proclamés «experts en communication ou en information». Qu’ils soient cabinets conseil, usines à contenus, GAFAM ou BATX, ou start-up, tous aujourd’hui convoitent les marchés hier réservés aux professionnels de la communication, de la relation, du lien social. Et souvent, ces nouveaux acteurs déclarent sans vergogne savoir tout faire, oubliant par là qu’être bon à tout revient à être in fine… bon à rien !
Cet élargissement de leurs champs d’intérêt n’a comme seules raisons d’être que la quête de relais de croissance et la tentation - ô combien totalitaire - de maîtriser la globalité de la chaîne de valeur, d’imposer une «normalisation» des données, de l’organisation, de la pensée. Alors qu’hier encore le primat était donné à la création, à la différenciation, à l’idée créative, aujourd’hui il est réservé aux systèmes pré-pensés, pré-définis, pré-mâchés. Et au nom d’une unification des méthodes managériales, comptables, juridiques, financières, sociales et commerciales, il est devenu commun de retrouver d’un annonceur à l’autre des recommandations stratégiques similaires. Aider par les data et autres données statistiques toutes plus «interprétées» (et donc discutables) les unes que les autres, on assiste ainsi à la mise au pas des marques, des entreprises, des salariés. Cette politique du même sonne le glas de l’altérité, de l’originalité, de la créativité, de la différenciation voire de l’interprétation et de la subjectivité au profit de la standardisation et de l’imposition de normes et de règles.
Conséquence logique, la convergence entre business et marketing s’accélère avec la digitalisation du monde et fait advenir le temps des packages de «solutions» de communication, structurées comme des offres de téléphonie. Au prétexte qu’ils rachèteraient ou recruteraient massivement des «communicants» ou des journalistes, ces «nouveaux» acteurs émergents seraient subitement devenus compétents. Et pour convaincre leurs publics, ils y mettent le prix avec des rémunérations supérieures de 20% à 40% à celles pratiquées dans le monde de la communication, voire plus pour le monde de la presse. Pas étonnant que les fonctions stratégiques en agences ne fassent plus rêver les premiers intéressés. C’est ce qui ressort des résultats du rapport annuel de Warc baptisé «Future of Strategy», une étude menée auprès de 800 «senior strategists» à travers le monde. Ainsi, près des deux tiers (63%) ne pensent pas que leur prochain rôle se fera en agences. Autre enseignement majeur de cette étude, la quasi-unanimité (92%) des sondés sont acquis au culte de la data et affirment qu’un meilleur accès à celle des clients permettrait d’effectuer un meilleur travail.
Deux façons de voir le monde
La normalisation nourrie par cette data et activée par l’intelligence artificielle est devenue le but ultime et vise à organiser le monde en systèmes. Elle nivelle, justifie tout. Elle s’arroge le droit à l’universalisme, à un monde réduit à ses paramètres. Une telle réduction de la pensée critique travaille à sonner à plus ou moins longue échéance le glas de l’information plurielle et de la communication. Elle se déploie par la magie des algorithmes de façon automatisée et se suffit d’écrans de fumée, de mots-valises, de métalangages sans consistance, d’anglicismes à peine compris, de méthodologies prétendument disruptives qui mettent à mal toute réflexion comprise comme subversive et dangereuse. Deux façons de voir le monde s’opposent. De vendre et d’influer aussi : pour les uns, on ingère, on impose, au nom du multiple, pour les autres, on déguste, on distingue. Une guerre larvée se joue entre technocrates en-cravatés et créatifs, artistes de la singularité, des êtres et des choses, avides de libertés et doués de conscience.
Si les seconds aujourd’hui perdent bataille sur bataille, gageons qu’ils n’ont pas dit leur dernier mot. Non seulement la plupart d’entre eux ont compris la menace qui pèse sur leurs métiers mais au-delà sur l’ensemble des modes de gouvernance et de régulation de nos sociétés modernes. De fait, ils ont anticipé ce monde de la pure réplication, pensent les mutations, intègrent les technologies ; et affinent leur aptitude à inventer continûment des méthodes innovantes, performantes, soucieuses de pérennité et d’éthique. A ce stade, il leur semble essentiel de partager et de démontrer l’originalité de leurs maïeutiques et la richesse de leurs savoir-faire. Une exigence de recherche permanente de valeur ajoutée et de vraies convictions telles la quête de la qualité, de l’excellence, de l’expertise, de l’efficacité, de l’engagement, de la responsabilité, du long terme, tout cela mâtiné d’une vraie culture de l’idée.
Mais force est de constater qu’une telle attitude est quasi révolutionnaire et l’exercer comme métier ne s’appelle ni faire profession d’informer, de communiquer, et évidemment encore moins de normaliser. Cela fait entrer ces «résistants» dans une ère de post-communication où tout doit être réinventé. Une ère qui mêlent, dans son ADN, savoirs reconnus, créativité et technologies, activés par des profils généralistes et transversaux capables d’ouverture et de remise en question, et susceptibles de repenser la relation de chacun à son environnement. Où il va s’agir de proposer une véritable stratégie basée sur le désir, l’envie, l’enchantement, l’enthousiasme, seuls moyens de positionner des recommandations conquérantes, en phase avec le monde contemporain, gagnantes et innovantes au service de ses clients. Non pas un «think positive» forcé mais la conviction que le meilleur est à venir - du moins qu’il y a encore beaucoup à inventer. C’est fort de cette énergie tout entière tendue vers la curiosité, l’ouverture, le refus de toute pensée exclusive, de tout parti pris a priori, que l’on peut affirmer la singularité, et stimuler la performance. Cela intègre la remise en question systémique comme préalable et organise une positivité qui se développe dans un esprit de corps animé par le désir comme énergie unique. Celle-ci n’est pas visée, non plus que rêvée, elle est constitutive du mouvement. C’est bien cette énergie alimentée par le désir qui nous permet d’arriver à la «vista». Un mot qui n’a pas d’équivalent en français mais qui signifie clairvoyance, vision, trajectoire.
Conséquences immédiates de la normalisation
Seules la passion et les expériences inspirées des mondes de la performance (la recherche, le spectacle, le sport) peuvent porter la différenciation et l’envie. L’envie d’avoir envie, de façon entière et absolue. Pour l’amour de l’art, de l’altérité et le respect de la différence afin d’offrir avec panache un geste surprenant, inattendu. En adepte de la Gestalt-théorie, qui définit les principes de la perception et qui inspire aujourd’hui par exemple l’UX (l’expérience utilisateur), il s’agit de fonder la démarche à venir sur la perception transformative en multipliant à l’envi les expériences et les lieux d’observation. Cela se traduit très concrètement par la nécessité de mixer des équipes riches de profils, de métiers et de parcours souvent atypiques mais aux différences stimulantes. Des athlètes de la «vista» dont les personnalités tout sauf lisses se frottent au quotidien pour créer des étincelles et dépasser les tentatives bêtifiantes de la normalisation.
Cette prise de conscience est encore bien trop rare et explique pour une large part la lenteur de la mutation des agences de communication, qui disparaissent une à une à la faveur de phénomènes de rapprochement et de concentration. Faute d’avoir su s’adapter, et souvent trop faibles financièrement pour investir dans les technologies émergentes, elles se résolvent à mettre la clé sous la porte et à déserter des champs professionnels si bouleversés. La diminution des effectifs et des offres de communication est abyssale. Et ne fait à l’heure actuelle l’objet d’aucun décompte. La marginalité supposée ou réelle des agences, l’absence de fédération digne de ce nom contribuent à leur rapide extinction. Elles ne sont plus que l’ombre d’elles mêmes et pour survivre encore un peu compriment leurs charges, rognent sur leurs marges, sont lentement asphyxiées. Le temps de leur splendeur arrogante, ce temps brossé à grands traits dans le livre de Frédéric Beigbeder, 99 francs, n’est plus. Les chemises hawaïennes ont fait place aux costumes de marque qui accouchent de solutions qui leur ressemblent : uniformisées.
Pour inventer le futur, il nous faudrait donc penser autrement. Et rappeler aux rationalistes mercantiles et scientistes du moment que depuis la physique quantique nous savons que la matière n’existe pas. Que rien n’est solide. Que le monde est une vaste mer d’énergies ressenti par les sens. La pensée constitue à partir de ce champ d’énergies en constante évolution, une image, une idée, une conviction, une interprétation fondée sur nos univers internes, résultats de nos expériences personnelles. C’est cela qui fonde nos relations sociales et à cela qu’il faut revenir. Plutôt que de standardiser, travaillons à distinguer. Et commençons par être des acteurs de la transformation. Un nouveau métier à inventer, où l’objectif n’est pas de niveler par le tout mais de faire co-exister, de faire société, de revenir à l’individu. Plutôt que d’être dépouillé par la normalisation et détruit par l’accélération. Mais peut-être est-il trop tard.