Tribune
Pour beaucoup, le business, c’est la guerre. Or pour revenir à ce qui est réellement important - le business et les clients -, il est nécessaire d’opérer un changement de point de vue tout aussi inattendu que radical : nous devons apprendre à nous « pacifier ».

Gagner des territoires. Contre-attaquer. Vaincre la concurrence. Le lien entre les mondes de la guerre et des affaires vient d’une conception commune de la stratégie. Les dirigeants se voient comme des généraux, scrutant le champ de bataille, dessinant des plans d’attaque et parfois menant la charge. L’analogie stratégie militaire et business a certes été utile mais elle est erronée et est allée trop loin. Elle est erronée car cette vision d’une guerre frontale où les adversaires sont clairement identifiés, en nombre limité et prévisibles, n’a déjà plus cours chez les militaires. Soviétiques contre Occidentaux, pas plus que Pepsi contre Coca, Airbus contre Boeing ou Peugeot contre Renault, ne sont d’actualité.

Les guerres actuelles du faible au fort, basées sur la guérilla et le terrorisme sont l’équivalent militaire des start-up utilisant le digital. Mais surtout cette analogie militaire détourne du client. Quand les entreprises et leurs dirigeants considèrent qu’ils sont en guerre et doivent créer des armes pour « tuer » des ennemis, ils le perdent de vue.

Le client n’est alors plus qu’un trophée pour celui qui a gagné le combat. Il est poussé à la marge, les exécutifs se focalisant sur la concurrence, menant des actions outrageusement agressives, souvent contre-productives et parfois scandaleuses. Voyez Uber et Lyft. Voyez les guerres de prix considérées comme provoquées par la concurrence dans 83% des cas.

Encore plus grave, quand les dirigeants et les cadres traitent leurs concurrents de façon agressive, ces comportements influencent la culture de leur propre entreprise. Les relations entre collègues sont plus dures, moins civiles, dans une dynamique d’un « c’est eux ou nous ». Les « mous » sont écartés et des personnes plus agressives recrutées. La peur s’installe. Les environnements de travail deviennent toxiques, des malversations sont même mises en place pour « gagner » à coup sûr. Dieselgate ou crise des subprimes ne sont plus loins. Par ricochet la diversité des genres dans l’entreprise en souffre. Les femmes se retrouvent moins souvent aux postes de responsabilité car elles sont suspectées de ne pas être suffisamment agressives.

Perdre de vue ses clients

Un sentiment de défiance se développe. L’échec devient une faute, ce qui condamne tout test, toute action d’expérimentation, toute prise de risque. L’entreprise se fossilise alors sur des certitudes, encouragée en cela par un manque de diversité non seulement en termes de genre mais aussi de profils. Manque de diversité, incapacité à expérimenter sont quelques-unes des conséquences des métaphores guerrières. Pour prendre des exemples dans l’actualité économique, Auchan ou Casino ne souffrent pas d’une concurrence exacerbée de la part d’Amazon ou de Leclerc mais d’avoir perdu de vue leurs clients. De ne pas avoir perçu leurs modifications de comportement, de niveaux d’attentes. D’avoir refusé de voir les implications de la disparition des classes moyennes pour leur activité.

Il ne suffit pas de se dire customer centric pour le devenir. Cela implique, comme nous l’avons vu, de modifier sa vision de la stratégie. Cela amène à se centrer sur ce qui importe : la chaîne de valeur du point de vue du client (la Chaîne de Valeur Client, CVC, constituée de 4 types d’activité : l’évaluation, le choix, l’achat, la consommation). Cela permet d'être apte à en comprendre les articulations, qui constituent des points de potentielle rupture, que toute entreprise a dans sa relation avec ses clients. Amazon n’a pas innové par la technologie. Pas plus qu'Uber. Ils ont innové par leurs modèles économiques, en désarticulant la CVC pour préempter les parts créant le plus de valeur, pour les clients puis pour eux.

La CVC n’est jamais une obligation de continuité. Le client peut se renseigner chez vous puis faire ses achats ailleurs. Amazon, Uber et des centaines d’entreprises prouvent que la stratégie n’est plus la guerre mais, pour une grande partie, la désarticulation de la CVC pour l’appropriation de l’une au moins des activités des clients. Pour laisser le reste de la CVC aux acteurs historiques. Cette désarticulation de la CVC a été facilitée par le digital, qui n’a été que le levier facilitateur. Le plus complexe étant de savoir où et comment agir. Amazon s’est accaparé l’acte d’achat, laissant l’évaluation et le choix aux retailers classiques, obnubilés par leurs concurrents directs puis par les artefacts technologiques du digital. Alors, quelle partie de la chaîne de valeur de vos clients est en cours de désarticulation par une entreprise dont vous n’avez jamais entendu parler ? Où vos clients partent-ils, tandis que vous guerroyez contre vos concurrents ?

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