Tribune
L'intérêt du design ne doit pas se résumer au design thinking. La transformation de la pensée en réalisations concrètes, métier de tous les designers, doit inspirer à tous les niveaux des entreprises.

Dans de nombreux articles écrits par de grands penseurs du milieu de la création, plus ou moins influents, nous assistons à une levée de bouclier contre la pratique du design thinking. L’intérêt de partager la méthodologie du designer est pourtant évidente puisque, depuis son appropriation par les décideurs et managers, le design a enfin en France une place identifiée dans l’écosystème de l’innovation. Avant cette prise de conscience et de partage d’expérience, le designer en Europe avait l’image de l’artiste à l’ego démesuré, Alpha et Omega de la pensée visionnaire.

Il faut faire attention à ne pas opposer les approches. Nous restons, dans la plupart des secteurs de l’économie, sur des pratiques de management héritées de l’innovation technologique et des principes de la R&D. Cela fait de nous un pays d’excellents techniciens et scientifiques mais de piètres producteurs et vendeurs d’innovations. Les théoriciens du design sont de plus en plus nombreux et c’est tant mieux. Il faudrait pourtant que plus de designers de formation prennent leur plume pour expliquer ce que doit être une démarche de conception, le rôle primordial de l’intuition, le besoin de test en condition réelle et les itérations inhérentes à chaque projet ambitieux.

Au lieu de critiquer le design-thinking-washing, peut-être serait-il plus efficace de démontrer simplement que le design thinking n’est que la partie visible et explicable de l’acte créatif et que seule la réalisation étape par étape permet de vérifier la pertinence de l’ensemble des « insights » générés par la méthode. En effet, la transformation de la pensée en réalisations concrètes est le métier de tous les designers.

Principe de réalité et d’usage

Rappelons donc que prendre le temps de la réflexion avant de se lancer dans une réponse illuminée est un prérequis connu depuis des siècles. Rappelons également que sans intégrer le principe de réalité, d’usage, de fabrication, de distribution, une idée ne vaut rien. La valeur du design ne peut être mesurée que par la concrétisation factuelle et physique de la démarche.

Aujourd’hui, de nombreuses agences de création ont intégré des profils divers comme des managers et des ingénieurs dans leurs équipes, et c’est tant mieux, puisque le design est un outil au service des organisations dans toute leur diversité. Néanmoins, les designers en capacité de réaliser le travail de conception opérationnel, adapté au contexte et tenant compte du lien avec la stratégie et la vision d’une organisation, ne représentent encore qu’un très faible pourcentage des directeurs ou managers, y compris dans les grandes agences de création ou les grands groupes.

L'affaire de tous

Il ne faut pas laisser le design thinking aux cabinets de consulting, tout comme il ne faut pas laisser le design aux seuls designers, car le design est l’affaire de tous. Le but n’est surtout pas de créer des clivages ou des silos. En revanche, intégrer le designer à des niveaux stratégiques lui permet d’impacter positivement l’organisation par sa capacité à démontrer rapidement l’intérêt d’un projet de création, de différenciation ou de diversification.

Ne pas travailler avec des designers sur un projet de conception ou d’innovation en utilisant les outils du design thinking est comparable à vouloir réussir à réaliser un plat gastronomique sans chef cuisinier : c’est possible mais chronophage, et le résultat sera décevant. Les managers européens et asiatiques ne sont pas habitués à confier des projets stratégiques à des profils créatifs car c’est, dans leur logiciel, une décision risquée. Le risque est une des composantes essentielles de tout projet, un projet sans aucun risque ne pourra jamais être qualifié d’innovant puisque, de manière intrinsèque, l’innovation est un risque. Les designers ont une habitude importante de la prise de risque et savent l’argumenter. Ils travaillent souvent autour de la notion de risque nécessaire, principe oublié des financiers et entrepreneurs au profit du risque sécurisé, antinomique de mon point de vue.

Une discipline collaborative

Les garants de la bonne application des méthodes, des phases de conception, du partage et de la transversalité sont les designers qui ont été formés à cela. Le design est une discipline stratégique et collaborative. La personnification de la créativité et de la conception est une posture artistique, et réduire le design à l’ego du designer, c’est du passé. Cela fait longtemps maintenant que le design, dans le monde, est reconnu comme à fort potentiel de création de valeur. En ces temps de transformation tous azimuts, le designer, à l’aise dans les moments de flou, est formé à l’agilité et traite de concert les enjeux stratégiques et opérationnels.

Arrêtons de sans cesse vouloir opposer une vision à une autre, les designers sont d’excellents chefs de projets. Ils sont en réelle capacité de concevoir, animer et partager les étapes de l’élaboration d’une offre produit ou service jusqu’à la production physique de celle-ci. Ils ne sont efficaces que dans le cas où ils sont intégrés dès l’amont stratégique à une solide équipe pluridisciplinaire dans laquelle ils trouveront les expertises nécessaires à la mise en œuvre du projet d’innovation.

En résumé, je vous partage la métaphore d’un de mes mentors, Jean-Patrick Péché, qui me semble aujourd’hui pertinente : « les designers ont une posture de géant puisqu’ils travaillent avec les pieds sur terre et la tête dans les nuages ». Evitons donc les préjugés en différenciant la posture intuitive, esthétique d’une part et la méthode et les réponses aux enjeux économiques de l’autre, elles sont dans notre profession imbriquées l’une dans l’autre.

 

Emmanuel Thouan est co-auteur de l'ouvrage Concevoir et produire une innovation (éditions Design Fax), en librairie le 18 octobre.

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