Internet, du haut de ses 25 ans, aurait donc atteint l’âge adulte et serait devenu ennuyeux. «Boring» pour jouer de l’anglicisme et reprendre cet article paru dans Stratégies le 7 juin dernier. Déjà #old en fait. Ce constat vient des habitudes de consommation digitale de la génération Z. Ces petits jeunes nés avec un écran devant les yeux et un clavier entre les mains s’ennuient sur le web. Ils scrollent à longueur de journée des fils d’actus et des murs de photos – un pouce parcours 22 mètres par jour me souffle-t-on – et pourtant, aucune image ne leur fait esquisser un sourire ou pousser la moindre exclamation.
Nos jeunes se comportent devant cette merveille technologique qu’est le smartphone comme ma génération se comportait devant la télévision le samedi après-midi, télécommande à la main. Faisant défiler images et messages, ne voyant rien, ne relevant rien, ne réagissant à rien. «Qu’est-ce que tu fais sur ton téléphone ?», demande papa depuis la cuisine. «Rien, je ne fais rien…» Internet est devenu ce nouvel endroit où l’on ne fait rien.
Que s’est-il passé en 25 ans pour que cette belle machine qu’est internet, qui a fait rêver une génération entière, soit ainsi devenu chiante? Le problème, c’est peut-être qu’on se trompe de problème en regardant internet sous le prisme de l’enthousiasme. Au départ, le web, c’était quoi? Un jouet qui allait nous donner accès à la connaissance universelle en quelques instants, un formidable outil de mise en relation entre les êtres humains, un incroyable terrain qui allait permettre à tous de s’exprimer et rendre ringards les livres et les télévisions dans une gigantesque débauche d’expériences multimédia…
Conçu comme un outil
Là où, avec nos regards de communicants, on analyse aujourd’hui le net comme un média, on a sans doute oublié que celui-ci a avant tout été conçu comme un outil. A base de protocoles, d’hypertexte, de navigation, d’ergonomie, internet a été conçu sans religion préétablie quant aux contenus qu’il héberge. Photos de chatons, thèses scientifiques, clips de rap ou brulots politiques, peu importe: le net n’a pour vocation unique que de rendre accessible l’information, la donnée.
Cet internet basé sur le texte – le "digital" dans le langage de 2018 - vit aujourd’hui une transition. Fini le web: derrière Facebook et Instagram, on commence à entrevoir la révolution encore plus importante que celle de l’hypertexte, une révolution d’infrastructure, d’architecture, d’écosystème..., à base de data, d’intelligence artificielle, de réalité augmentée et de 5G. Une révolution qu’on nous annonce aussi puissante et grande que la révolution du charbon ou de l’électricité. Et l’on est bien tenté de le croire.
Seulement voilà, on peut s’émerveiller de la nouveauté technologique. On peut rêver tel Jules Verne aux machines et aux ampoules électriques quand celles-ci sortent des laboratoires d’Edison… On s’habitue tout de même bien vite aux locomotives et à la lumière des filaments. La révolution internet a 25 ans, cet âge de l’émerveillement est peut-être révolu.
Une banalité
Le problème, c’est aussi qu’on pointe du doigt le digital, le web, internet, alors que ça fait quelques années que tout cela n’existe plus. Le monde numérique s’est fondu avec le monde concret pour ne former qu’une seule réalité. Il est aussi naturel pour cette génération Z de dégainer son smartphone pour checker ses notifications qu’il l’était pour nous d’allumer la télé en rentrant de l’école à l’heure du goûter. Pas de merveilleux, pas d’interrogation, pas de sentiment de franchir une frontière: une banalité.
Le web n’est plus cette terra incognita où tout est possible et où tout est à construire. Aussi désolant que cela puisse paraître, le web est aujourd’hui un territoire conquis dans lequel les usages – sociaux, technologiques, comportementaux – sont plutôt bien établis. On check, on scrolle, on like… Il n’y pas de disruption là-dedans, c’est la nouvelle norme. Pensez, Facebook a 14 ans, Instagram 8 ans, Snap Inc. 7 ans… et vous espérez encore en faire des nouveautés et des terrains d’étonnement.
Pour autant, internet en tant qu’outil n’a-t-il pas fourni son quota de surprises en dehors des écrans? En permettant de contacter rapidement ses amis pour organiser sa soirée, en assurant un accès direct à toute information depuis son smartphone, en permettant les rencontres rapides d’un soir. On oublie un peu vite qu’internet a aussi rendu la vie plus simple - et sans doute un peu moins ennuyeuse - au quotidien.
Les histoires et les expériences
Mais ce qui fera rêver les générations futures, ce n’est ni le prochain protocole de communication mobile, ni la capacité à traiter des zettaoctets à la minute, aussi structurantes ces innovations soient-elles. Ce qui fait rêver les foules, c’est l’usage que l’on fait de ces technologies. Ce sont les histoires et les expériences qu’elles permettront de vivre. Et sur ce point, admettons que les mêmes que l’on voit fleurir de temps en temps sur Twitter ont raison: «They promised flying cars, and we got 280 characters» [en français, on nous a promis des voitures volantes, on a eu 280 caractères]. Nos rêves électroniques se sont peut-être bien taris depuis 20 ans… et nos attentes face à la technologie se sont banalisés.
Surtout, à quels contenus sommes-nous exposés actuellement? Ne nous voilons pas les yeux: des contenus avant tout publicitaires, orientés commerce et service, destinés à être "consommés" plus qu’à être vécus. La création a doucement déserté nos habitudes digitales. Tristement. Peut-être que nous-mêmes - marques, GAFA, agences – en avons tous un peu la responsabilité. Assumons cela également. Où sont-ils ces mondes virtuels dans lesquelles nous allions nous perdre? Ces bibliothèques dignes de celle de Borges dans lesquelles allait se pâmer notre curiosité? Oui, tout cela s’est perdu dans un petit écran d’iPhone 6 et dans quelques stories Instagram.
Transformer ce média
Alors, internet est-il devenu boring? Non, internet, le web, a simplement 25 ans. En 1895, on criait d’épouvante en voyant entrer en gare de la Ciotat une locomotive à vapeur. C’est le frisson provoqué par le support qui faisait le succès du cinéma. Il a fallu attendre 20 ans pour que D.W. Griffith donne un souffle épique au cinéma avec la Naissance d’un Nation. Il a fallu 34 ans pour que celui-ci se mette à parler. Il a fallu attendre 45 ans pour que Orson Welles démonte un à un les codes de la narration et les adapte aux écrans avec Citizen Kane. Il a fallu autant d’années pour imposer le Technicolor. Et encore, il a fallu attendre 73 ans pour que Stanley Kubrick sublime l’image cinématographique avec 2001, l’Odyssée de l’Espace…
Internet n’a que 25 ans. Et s’apprête à vivre de nouvelles révolutions technologiques. Et alors que se clôture l’ère des pionniers et qu’internet est devenu un outil du quotidien, plutôt que de faire un constat d’échec, gardons en tête que génération Z va transformer ce média que nous avons conçu. Dans cette génération, se cachent les Griffith, Welles et Kubrick d’Internet. M’est avis que nous n’avons pas fini d’avoir les yeux qui brillent!