Et si les médias en ligne, avec le sérieux et l’exigence qui les caractérisent, étaient l’avenir du digital? C’est en tout cas ce qui a motivé le rachat par Apple de Texture, le «Netflix de la presse». Cette application, lancée en 2010 aux Etats-Unis, est une sorte de kiosque en ligne. Pour 9,99 dollars par mois, il permet d’avoir un accès illimité à plus de 200 magazines de presse, dont Forbes, GQ, National Geographic ou Vanity Fair. Ce service comptabiliserait déjà plus de 70 000 lecteurs actifs par jour. Apple précise dans son communiqué à quel point elle souhaite « s’engager pour un journalisme de qualité et provenant de sources fiables », indispensable pour fidéliser les lecteurs. Cette annonce survient dans un contexte où l’image de Facebook a été largement écornée par la polémique sur les fake news. Ce modèle préfigure-t-il l’avenir de la presse en ligne ?
Avec des audiences près de dix fois supérieures à la version papier, le passage aux médias en ligne a eu des effets plus que bénéfiques. L’enquête Audience One Ipsos Connect 2017 révèle par exemple qu’avec près de 24,3 millions de lecteurs par an, Le Monde est le premier journal devant Le Figaro (24,2 millions) et 20 minutes (22,4 millions). Néanmoins, sur les 24,3 millions de lecteurs revendiqués par Le Monde, seuls 110 000 sont des abonnés digitaux, le reste étant constitué de visiteurs occasionnels. Ces derniers décuplent l’audience des médias en ligne, ce qui est très positif. En revanche, ils constituent un lectorat fragmenté et peu fidélisable. Monétiser ces millions de lecteurs grâce à la publicité ou les convertir en abonnés restent les deux piliers principaux des approches actuelles.
Effet boomerang de la publicité
Premier pilier du business modèle, la monétisation de ces audiences pléthoriques par la publicité a été la stratégie d’abord privilégiée par les médias en ligne. Couronnée de succès à ses débuts, celle-ci a fini par générer un effet boomerang. En multipliant les emplacements publicitaires, la presse en ligne, de plus en plus nombreuse, a généré une baisse du coût pour mille (CPM), le revenu tiré de la vente de ces espaces. Un phénomène que la concurrence créée par les réseaux sociaux n’a fait qu’amplifier.
Autre effet pervers, l’omniprésence de la publicité a exaspéré les internautes et fait progresser les adblockers. Médias et annonceurs en ont été les premières victimes. Cet état de fait a conduit les instances nationales et internationales de la publicité à légiférer pour obliger les médias et les annonceurs à respecter le parcours de lecture des internautes. De nombreux sites ont même été contraints d’effacer les publicités trop intrusives. Mais le mal est fait.
Désenchantés par la baisse de leurs revenus publicitaires, les éditeurs de la presse en ligne se sont alors attelés à transformer les millions de visiteurs occasionnels en abonnés. Pour ce faire, ils offrent aux internautes la possibilité de lire quelques articles gratuitement avant de leur imposer un paywall, censé les obliger à payer s’ils souhaitent continuer à y accéder. Or, des études réalisées par ViewPay montrent que sur une période de 30 jours, seuls 15 à 20% des lecteurs lisent un deuxième article sur le même site, soit une déperdition de 80%. Au final, ils sont moins de 5% à lire un cinquième article et moins de 2% pour un sixième article. Ces chiffres montrent bien la volatilité de ce lectorat. Penser pouvoir transformer un pourcentage significatif de ces millions de lecteurs en abonnés est une illusion.
Attrition des tarifs promotionnels
Autre tactique, les accès illimités ponctuels à 1 euro, valables pendant un à plusieurs mois, suivis d’une proposition d’abonnement au tarif classique. Cette stratégie opportuniste à court terme entraîne une attrition importante lors du passage au tarif normal. Elle impose par ailleurs aux éditeurs le maintien d’un tarif promotionnel dont ils se passeraient volontiers, d’autant plus que cette stratégie est illusoire. En effet, il faut savoir que dans l’univers du freemium, la règle veut que seuls 1% des utilisateurs sont prêts à payer. Les 99% restants saisissent probablement une opportunité à court terme mais ne paient pas. C’est l’effet longue traîne décrit par Chris Anderson. Seules quelques rares exceptions ont réussi à déroger à cette règle.
Dans ces modèles, tout n’est pas à jeter avec l’eau du bain. Les lecteurs occasionnels ne s’abonnant pas, ils doivent être la cible des éditeurs pour générer des revenus publicitaires en faisant attention à ne pas gêner leur parcours de lecture. Comme l’a montré le récent échec du magazine Ebdo, bien peu de médias peuvent se passer d’un financement par les annonceurs. Les éditeurs doivent s’attacher à mieux connaître les habitudes de leurs lecteurs réguliers pour leur proposer un abonnement adéquat.
D’autres sources de revenus sont également possibles. Par exemple, certains médias, notamment business, tirent de 20% à 30% de leurs revenus de l’événementiel thématique. Mais, au-delà de ces pistes d’évolution, est-il possible de sortir du cadre pour imaginer un nouveau modèle de consommation des médias, radicalement différent et plus adapté aux usages des générations actuelles et futures ?
Les nouvelles technologies permettent aujourd’hui aux internautes d’accéder autrement à l’information.
Des pistes possibles
Parmi les pistes possibles, l’advertpayment favorise le passage d’un site média intégralement gratuit à un modèle mixte, qui réconcilie le gratuit et le payant, et qui s’adapte de façon dynamique aux usages des internautes. Le principe est simple, les lecteurs occasionnels acceptent de regarder une publicité vidéo qu'ils choisissent pour débloquer un article payant, sans sortir leur carte bleue et sans s’abonner. Cette démarche a plusieurs vertus: elle redonne de la valeur aux contenus puisqu’elle réhabitue les lecteurs à payer, dans le cas présent en attention publicitaire. Elle leur permet également de découvrir des contenus premium qui donnent envie de s’abonner. Les médias sont ainsi en mesure d’identifier les lecteurs les plus réguliers pour les conduire vers le tunnel de conversion en abonné.
Dans le même esprit que Texture aux Etats-Unis, une start-up innovante en Hollande propose une plateforme regroupant un certains nombre d’éditeurs qui proposent leur contenu à la découpe, comme Spotify et Deezer. N’étant plus liés à un journal ou à un magazine en particulier, les lecteurs peuvent devenir leur propre rédacteur en chef, composant eux-mêmes leurs fils d’actualité à travers des sources, des flux et des thèmes choisis. Les éditeurs sauront-ils s’adapter à cette nouvelle donne et se regrouper pour avancer, avant que les GAFA ne le leur imposent ? L’agilité et la créativité sauront-elles prendre le pas sur le conservatisme ? L’avenir le dira.