Où est-ce que le luxe se situe par rapport à la culture populaire? Bien que les designers aient toujours inspiré les masses à travers leurs créations avant-gardistes, innovantes, cette influence purement «top-down» est désormais obsolète. Face à une crise de légitimité, le conservatisme notoire du luxe s'inspire désormais d’un espace «mainstream»: la rue et ses composantes numériques modernes.
En 2004, H&M a engagé sa première collaboration avec un créateur de renom: Karl Lagerfeld. Dans une publicité TV pour la collection, des aristocrates semblent choqués et désorientés d'apprendre la nouvelle, se sentent «trahis» et décrivent le projet comme «cheap». Karl apparaît en toute fin de spot pour s’expliquer: «Le “cheap” bon marché est une question d'attitude, pas une question de richesse matérielle.» On peut argumenter que ce travail a été motivé par un désir de rendre le luxe et le style haut de gamme accessibles à tous avec la démocratisation de vêtements de créateurs, car la richesse ne fait pas le style. Depuis, H&M a a poursuivi et développé quatorze collaborations avec des créateurs de luxe (Lanvin, Versace, Balmain…). Bien que ces collaborations permettent aux deux marques d'obtenir un grand nombre de retombées, le détaillant suédois semble en tirer le meilleur parti: il renforce sa crédibilité côté mode et sa légitimité à s’inspirer de collections «nobles». Les marques de luxe hésitaient alors à s'engager avec un culture dite populaire. On pouvait presque imaginer qu’en faisant cela, elles faisaient une faveur à celle-ci en l'élevant à leur niveau. Cependant, aujourd'hui, cette dynamique a changé, non pas dans le sens où les créateurs de luxe bénéficient de l'image de H&M, mais parce que le secteur du luxe s'appuie sur un ensemble de codes provenant des milieux populaires: la scène «streetwear».
Appropriation de la culture skate
Il semblait pourtant peu probable que les mœurs et les conventions des créateurs de luxe aspirent un jour aux manières de la jeunesse. En fait, les marques se sont généralement repositionnées pour s'adapter à la génération des millennials, un segment de population qui tend à percevoir le luxe comme «un manque de bon sens» avec des «produits trop chers qui ne font pas sens» (dixit Jasper Morrison). En réponse à la jeunesse qui revient à l’essentiel, les marques de luxe aspirent maintenant à transformer les objets du quotidien en quelque chose d'unique et de précieux. L'appropriation des codes streetwear est devenue un moyen, pour le luxe, de se réapproprier sa caractéristique majeure: être source de création et d'avant-garde, la rue étant le berceau principal de l'inspiration contemporaine.
Parmi cette paupérisation aspirationnelle, la culture skate est une tendance qui monte, à l'image de la collaboration entre Louis Vuitton et X Supreme. C’est aussi un nouveau positionnement à part entière pour Chanel, par exemple, dont la dernière campagne publicitaire «Gabrielle» montre Cara Delevingne avec un bonnet et un skate, dans une attitude décontractée. Valentino a aussi présenté ses produits en s’appropriant la culture skate sur son Instagram. Avec le skate, terrain de jeu originel du streetwear, le luxe semble vouloir ajouter la crédibilité de la rue à son patrimoine en s'appropriant cet environnement.
Et il y a plus que les produits en jeu: le luxe a adopté un ton de communication décontracté et inattendu. Gucci a ainsi joué avec cette attitude en communiquant sur sa dernière collection d'accessoires à travers des mimes sur Instagram. Les mimes impliquent généralement une image, prise hors contexte, avec une légende dérisoire. Ici, le «pack de démarrage Gucci» rassemble des éléments de l'art classique et de la mode «à bon marché» des années 1990. L'espace public est passé d'un endroit où les gens sont en admiration devant les prestigieuses marques de luxe à une source majeure d'inspiration pour ces dernières.
Un autre angle pour des valeurs fortes
L'autodérision est un moyen de contrer la réputation du secteur du luxe en admettant que les marques ne sont pas socialement ou moralement supérieures à leurs publics, mais ont des défauts comme tout le monde. Un tel positionnement a permis à plus de personnes parmi le segment de la jeunesse de s'identifier à leur essence, bien que les marques bénéficient toujours des références de leur patrimoine classique. Pour que la sauce prenne, la marque doit rester crédible aux yeux du public dont elle s'approprie les codes. Et il serait faux de considérer la rue comme un espace sans foi ni loi où les gens vivent sans repères: elle est en fait le berceau de valeurs fortes et intemporelles, comme le mérite par le travail et l’importance de la famille. Bien que ces valeurs soient toujours aussi primordiales aux yeux du public, leur signification est de nos jours différente de leur conception traditionnelle, celle que les marques ont longtemps proposé: une illustration d'un succès sans faille, avec une famille parfaite et un travail dur et pragmatique. Aujourd’hui, la jeunesse s'est éloignée de ces idéaux arriérés et a construit ses propres valeurs, autorisant l'imperfection, la spontanéité et le désordre dans la famille et le travail. L'avant-gardisme de Gucci, aujourd’hui, c’est d’avoir réussi à assumer la risée des défauts, ceux pour lesquels les millennials se sont battus.