Lecteur «canal historique» de Stratégies, j'ai été interpellé par votre article sur la longue marche de l'intégration des agences (n°1896 du 16/03/2017). Ayant œuvré vingt-cinq ans dans l'univers des agences et directeur général du groupe Ionis (Epita, Esme Sudria, Epitech, E-artsup, ISG, Iseg…), leader de l'enseignement supérieur privé, j'ai souhaité poser un regard critique (et amical) sur les agences et la formation, en écho à mes discussions régulières avec leurs dirigeants et membres.
La transformation digitale apparaît comme «la grande inconnue», grand espoir et grand défi. C'est un «trou noir» duquel des promesses sont émises, mais pas toujours mises en œuvre. La digitalisation des entreprises et de leurs stratégies entraînent des handicaps nouveaux pour les agences, bien plus que des freins gênants. Elle porte le risque d'obsolescence de salariés qui ont tant donné et se retrouvent seuls, peu aidés pour s'en sortir, pas toujours stimulés pour détecter les solutions. Elle conduit alors à se remémorer l'existence d'un «truc» bien maltraité: la formation.
Agences et formation, une longue histoire pas très brillante
Au cours des années 1980 et 1990, le monde des agences vivait une situation d'agréable supériorité. Les structures recrutaient aisément dans les grandes écoles, les métiers, symboles de modernité, de créativité, de passion, étaient appréciés. Et le monde évoluait tranquillement. Pourquoi alors investir dans la formation, source de dépenses inutiles? Pourquoi enrichir des individus qui vont partir à la concurrence? Pourquoi perdre du temps quand la pression concurrentielle est intense? Pourquoi se confronter à des transformations peu exigées par les salariés quand il suffit de lire Stratégies et de visionner Culture pub pour disposer d'une information suffisante?
Puis avec internet, les premiers sites, les Netscape, Yahoo et autre Google, les bases de données et l'e-mailing, les sites marchands et la conscience d'une nouvelle décennie en rupture, la formation et l'adaptation sont devenues des priorités pour les entreprises, pas pour les agences. Seules deux d'entre elles ont donné à la formation un rôle sérieux. Pour BDDP, la future TBWA, elle consistait à diffuser la disruption, le discours et la méthode. C'était une formation qui tenait aussi du rite initiatique, mais c'était bien plus que les concurrents… On voit ce que sont devenus ses anciens… Pour Ogilvy, par saine tradition, la formation tenait de la «culture maison» et de la volonté d'atténuer les frontières entre domaines. Oui, deux agences…
La formation, un levier gagnant
Depuis, de nouvelles générations sont arrivées dans les agences et ces dernières tentent de les attirer avec difficulté. L'esprit des formations mises en place par les écoles dynamiques, les fameux «apprendre à apprendre», ont conduit à de nouvelles exigences. La montée en puissance des consultants, la paupérisation des intelligences perçue par les annonceurs, une concurrence tous azimuts, une exigence toujours plus élevée pour des rémunérations plus faibles…, à force d'avoir oublié de former, les agences de communication traditionnelles ont perdu de leur superbe, pas mal de business, de réputation et d’attractivité. Si les grands groupes s'en sortent par les acquisitions d'entreprises actuelles et pure players, la question des agences traditionnelles reste entière.
Comme le souligne Thomas Friedman dans son dernier ouvrage, Merci d'être en retard: «Le monde n'est pas seulement en train de changer à toute vitesse, il se reconfigure en profondeur et se met à fonctionner différemment dans plusieurs domaines à la fois. Et cette reconfiguration arrive plus vite que nous n'avons la capacité de nous configurer nous-mêmes, nos gouvernements, nos institutions et nos sociétés.»
La formation est la cinquième roue des agences pour des raisons culturelles, concurrentielles et économiques. Elles entretiennent avec cette évidente priorité une relation faite de mobilisation par à-coups et d'un amateurisme parfois remarquable. Pourtant, les cerveaux brillants sont nombreux au sein de ces structures. Comment ne pas comprendre que la formation, la vraie, démarche pensée en amont, structurée, continue et intensive, partagée par les collaborateurs, est un levier gagnant?
Dans l'article cité de Stratégies, des personnalités reconnues s'interrogent sur les transformations internes, mais rarement n'apparaît la dimension formation. Or, comment rester performant si celles et ceux qui ont du mal à s'adapter sont mis à l'écart? Comment affronter une transformation radicale et rapide si on n'inclut pas les équipes dans des processus d’optimisation permanente des connaissances, compétences et capacités à comprendre les complexités. D'autant que l'agence mobilisée sur le sujet n'a même plus le luxe d'espérer pouvoir prendre de l'avance sur ses concurrents directs. Le meilleur objectif à atteindre est déjà de minimiser le retard pris. Le manque de vigilance se transforme en grave handicap.
La formation, une dynamique au quotidien
La formation assidue, continuelle et engagée, s'impose comme une obligation, une source de rentabilité, un élément fort de différenciation. Il ne s'agit pas seulement de former les équipes internes, mais de profiter de cette dynamique pour croiser les expériences, puisqu'il est difficile de manier des recommandations complexes en restant enfermé dans une monoculture. Former les équipes, leur apprendre à se former en permanence, former les clients aussi, faire qu'ils puissent participer ainsi à une dynamique collective profitable à tous. Le chemin est encore long, mais il est tracé et inévitable. Il consiste à donner à la formation une position centrale dans les processus de travail comme dans l'organisation des structures, à la fois de manière visible et symbolique. Il faut l'intégrer au quotidien, non la greffer occasionnellement (pour constater que les séminaires sont à moitié vide à cause d'une «urgence client»). Il faut toucher tous les métiers, sans exception, car le risque d'obsolescence concerne autant les créatifs que d'autres fonctions. Il faut enfin une présence visible dans l'agence et comprise des clients, apparaître comme le principal levier du changement, non le dernier, installer le bureau du responsable de la formation proche de celui de la direction et non dans un réduit au fond d'une filiale…
La formation, le moteur de l’adaptation
La formation au sein des agences n'est plus un passe-temps pour débutants et stagiaires, encore moins une tradition subie à l'occasion de la mise en place d'une nouvelle «philosophie d’agence».
Ces propos dressent un tableau trop sombre? Les agences ont pris conscience? Alors, mea culpa… Mais il suffit de dresser l’oreille lors de rencontres entre annonceurs pour comprendre que la position «dominante» n'est plus d'actualité. Celle d'«auxiliaire secondaire» n'est pas loin si les agences ne mettent pas en œuvre ce qu'il faut pour reprendre le pouvoir de l'intelligence, de l'ouverture d’esprit, de l'adaptabilité.
Faire de la formation intensive et continuelle la priorité est la condition de survie, plus vraiment pour réussir, du moins plus seulement, mais avant tout pour ne pas tomber dans la terrible spirale de l’obsolescence, ce qui est déjà le cas pour certaines anciennes «stars» du marché. Pour reprendre un autre propos de Thomas Friedman: «Il y a une dissymétrie entre l'accélération du rythme du changement et notre capacité à inventer les systèmes d'apprentissage, de formation, de management.» C'est ce que pose la question de l'intégration dans le monde des agences, par-delà le mode d’emploi pour affronter la révolution digitale.