Écoute-moi, comprends-moi, ne chouchoute que moi ! Telle semble être l’injonction absolue sur le marché, dans le commerce, le loisir, le logement, le bureau… Selon Accenture Interactive, 73% des consommateurs aiment acheter des marques qui personnalisent leur expérience. Les marques se livrent à une course effrénée pour se plier à cette attente : de Nike ID qui dédie un étage complet des boutiques de la marque à la confection de modèles de baskets uniques, à Leroy Merlin qui ouvre son Techshop de 2 000 m2 à Issy-les-Moulineaux pour créer ses produits soi-même, en passant par Louis Vuitton qui lance sa plateforme Mon Monogram pour designer SON monogramme…
Excès de personnalisation = standardisation ?
Chacun de nous a expérimenté l’envie de faire « pour soi », « à son image » pour que le produit, le service soient spécifiquement designés en adéquation avec ses besoins, ses usages, sa personnalité et ce que l’on a envie d’en montrer. En réalité, cette personnalisation rentre dans une quête identitaire, une quête du moi par rapport au nous, le « narcissisme de groupe » comme l’appelle notre partenaire sociologue Stéphane Hugon. Un acteur connu me racontait hier qu’il refusait les « selfies sauvages » des fans et leur proposait à la place de prendre un café ; son invitation est souvent refusée car elle ne permet pas de capturer le Graal « image ». À l’issue de l’époque de l’individualisme tout-puissant, nous sommes naturellement entrés dans un espace-temps où il faut avant tout se valider en tant qu’individu par rapport au groupe. Cette course à l’expression identitaire par des objets, par la consommation de certains contenus, aboutit à un paradoxe : à force de personnalisation, ne cultive-t-on pas la standardisation ? On démultiplie les versions individualisées et personnalisées ; mais ne soyons pas dupes : « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », surtout dans le commerce. Les prototypes soi-disant uniques repartent en tête de chaîne pour servir de modèles à une production grand volume. Nous nous trouvons donc souvent confrontés à des objets dépourvus de leur raison d’être, de leur âme, de leur contenu. Et comme le dit Jeffrey Zeldman : « Le contenu vient avant le design ; un design sans contenu n’est pas un design, c’est une décoration. »
Et l'émotion dans tout ça ?
À force de se plier à toutes les exigences et fantaisies des clients, les marques ne sont-elles pas en train de s’étioler et de perdre leurs valeurs, leur attractivité, leur capacité à nous faire rêver ? Quel gamin n’a pas bavé devant un appareil photo Leica dans une vitrine ? Si on lui avait dit qu’il pouvait l’avoir en 368 couleurs différentes, à pois, rayé ou avec un GPS intégré, cela n’aurait-il pas cassé la désirabilité et son rêve ? Cela pose une vraie question : après le design utile, ne frise-t-on pas le design futile ? C’est certainement ce que penserait Antoine de Saint-Exupéry qui considérait que « la perfection est atteinte non quand il n’y a plus rien à ajouter mais quand il n’y a plus rien à retrancher ». Il ne s’agit pas ici d’être manichéen ; il est incontournable pour une marque aujourd’hui d’offrir des possibilités de personnalisation à ses clients. Mais celle-ci ne doit pas devenir sa seule source de différenciation, cela doit rester un « plus ». Il s’agit aussi d’observer certaines limites à la personnalisation pour préserver son intégrité, son supplément de valeur, son caractère iconique (pour certaines marques) et de ne pas se travestir indéfiniment. C’est cette discipline qui préservera le capital « émotion » d’une marque, la surprise et l’émerveillement de ses clients.
Comment designer sa vie par le cœur ?
Épicure le disait déjà : « Chez la plupart des hommes, le calme est léthargie, l’émotion fureur. » Mais à une époque de saturation des besoins, de sursollicitation permanente, il est plus important que jamais de se reconcentrer sur ce qui compte vraiment, sur ce qui fait vibrer notre corde sensible. 63 % des Français sont d’ailleurs prêts à la mesure automatique de leurs émotions par des objets connectés (étude Influencia 2016) et 77 % sont favorables à l’idée de consommer des contenus adaptés à leurs émotions ! L’émotion est donc devenue le « driver » clé dans la sphère personnelle comme dans la sphère professionnelle où les chief happiness officers remplacent désormais les DRH. Les gens voulant être acteurs de leur vie, ils tentent de « designer » la vie la plus émotionnelle possible, pour augmenter toujours plus l’expérience du temps présent. Car comme le dit Antoine de Saint-Exupéry dans Le Petit Prince : « On ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux. »