«Ad-block» est certainement le mot de l’année. En tant que directeur général d’Havas Media Group et président de Vivendi Contents, quelle est votre analyse de ce phénomène qui bouleverse l'ensemble de l'écosystème numérique?
Dominique Delport. Soyons clair: ça nous pendait au nez. Nous vivons dans un monde saturé de messages et de publicités, ne soyons pas surpris que les consommateurs trouvent des moyens d'éviter le matraquage publicitaire. Pourtant, les mêmes, quand ils sont dans une démarche heuristique [de découverte], de recherche d'information, et qu'une réponse pertinente leur est proposée, considèrent alors que ce n’est pas de la publicité mais de l'information. Entre «ce message m'insupporte» et «ce message m'aide dans mon quotidien», la frontière est ténue.
Nous sommes ainsi à un moment critique de la relation des consommateurs aux marques et aux entreprises. On constate une désaffection et même une défiance dans les pays occidentaux vis-à-vis des marques comme vis-à-vis des élites, des leaders d'opinion, etc. Ce phénomène, nous l'avons mesuré chez Havas Media avec notre étude internationale «Meaningful Brands», qui montre que pour 75% des marques, si elles disparaissaient, les gens s’en passeraient très bien dès le lendemain!
Que faire?
D.D. Il faut refaire la pub de la pub. Redire à quel point la publicité donne accès, pour un grand nombre de personnes qui n'en ont pas les moyens, à des contenus de qualité. Rappeler que la télévision gratuite permet de diffuser de la connaissance, de l'information, du jeu, du divertissement, etc., parce qu'elle est financée par de la publicité, comme beaucoup de journaux, sinon la totalité des titres grand public.
Derrière les ad-blocks, n'y a-t-il pas aussi le refus ou une très grande méfiance à l'égard de la marchandisation des données personnelles?
D.D. Je ne le pense pas. Une étude que nous avons réalisée montre que 83% des gens sont convaincus qu'on collecte des données dans leur dos, et cela leur déplaît plutôt, mais la moitié est prête à accepter cet état de fait dès lors qu'ils y voient un intérêt pour eux. En réalité, les gens sont pragmatiques. Vous êtes très content qu'on vous accueille dans un restaurant et qu'on vous place à une bonne table en vous disant qu'on est content de vous voir. Mais le même restaurateur qui vous harangue quand vous passez devant son établissement, c'est insupportable. On adore être accueilli, on n'aime pas être suivi. On aime être conseillé ou qu’on vous simplifie la vie, mais c'est vrai qu'on n'a pas envie que ces informations se baladent n'importe où. Là aussi, la frontière est ténue. Ce qui est en train de changer, avec le volume de datas, avec l'internet des objets et la mécanisation du recueil de l'information en temps réel, c'est qu'on a le sentiment de perdre la maîtrise.
Est-ce qu'il faut de l'autorégulation ou de la loi sur ces sujets?
D.D. Il y a eu un effet post-NSA sur la question des données et de leur intégrité. On a maintenant la nouvelle décision de la Cour européenne de justice invalidant le Safe Harbor [mécanisme d’adéquation permettant le transfert de données vers les entreprises adhérentes aux Etats-Unis], et la question du lien entre Etats-Unis et Europe en matière de transfert des datas. A ce sujet, j’observe que sur les vingt premiers groupes internet mondiaux, treize sont américains et sept sont asiatiques. L'Europe, premier puissance économique de la planète, a été complètement rayée de la carte internet. On peut se féliciter de voir des «licornes» [start-up valorisée au moins un milliard de dollars] émerger çà et là sur le Vieux Continent, mais la réalité, c'est quand même celle-ci. Je ne pense pas qu'il soit trop tard, mais c'est un vrai sujet de société.
Vivendi peut-il être un de ces acteurs à vocation européenne?
D.D. Je ne suis pas là pour écrire la stratégie de Vivendi, mais il y a clairement cette ambition. L'ambition de pouvoir fédérer des créateurs de talent. C'est l'un des enjeux. D'autres groupes européens en sont au même degré de réflexion que Vivendi et le développement de l'écosystème digital européen est clairement à l'agenda de la Commission. En France, nous avons la chance d'avoir un mélange phénoménal entre les contenus et la data, entre la créativité et la technologie. C'est d'ailleurs devenu la colonne vertébrale d'Havas. Des créatifs qui sont des geeks et des ingénieurs qui sont créatifs: french touch, french flair, french tech! C'est une chance pour notre pays, mais cette chance est sous-estimée par les Français eux-mêmes. On est en permanence dans le doute critique et une sorte d'autoflagellation alors qu'on fait rêver le monde. Moi qui voyage en permanence, je peux en témoigner: le monde entier regarde la France, ses marques, l'éducation des enfants, la qualité de vie, la manière dont les femmes françaises arrivent à gérer leur vie familiale et leur vie professionnelle, avec envie.
Quelle orientation comptez-vous donner à Vivendi Contents?
D.D. Vivendi Contents doit être une caisse de résonance et d'amplification, en France et à l'international, de tous les contenus produits par Vivendi. A commencer par le premier actif du groupe qu'est la musique, avec la position de leadership mondial d'Universal Music. A un moment où l'on n’a jamais autant écouté de musique, c'est une machine très impressionnante. Un exemple de synergies, c’est la «Global Music Data Alliance» entre Universal et Havas. Les artistes ont besoin des marques et les marques ont besoin d'émotion. Les collaborations sont très fortes entre Universal et Havas dans plus de trente pays. Un autre actif est l'ensemble des contenus produits par le groupe Canal+. S'y ajoutent Dailymotion et toutes les start-up du Vivendi Village. Cela forme un ensemble qui doit penser encore plus en plateforme. La mission de Vivendi Contents est de créer des stratégies à l'international pour la diffusion de ces contenus. Comment un actif créé par telle maison de production dans tel pays peut demain avoir une vie nouvelle et plus large, voilà le sujet.
Cela passe-t-il par de nouveaux formats?
D.D. Bien sûr. Mon champ d'expertise, c'est le rayonnement international, c'est être en veille partout pour comprendre les formats qui vont naître et ceux qu'on doit créer. A cet égard, ce que fait Canal+ m'intéresse évidemment, mais ce que fait Snapchat m’intéresse tout autant. Snapchat, c'est 7 milliards de contenus vidéo chaque jour avec une durée de vie de 24 heures. Voilà un changement de paradigme: le succès ne repose pas sur la gestion d'un catalogue, mais dans la disparition totale du catalogue chaque jour… C'est un modèle assez nouveau, convenez-en. Autre exemple: Verizon, qui vient de lancer avec AOL Go 99, une offre mobile freemium. Ça aussi, cela m'intéresse beaucoup. J'ajoute à ces éléments de réflexion une dimension «cross-over» avec les industries des jeux vidéo, de la bande dessinée… Dans notre monde, il faut détenir un actif intellectuel et il faut aussi être en capacité de le faire voyager. «Intellectual Property» et «Internet Protocol», tout est une question d'IP!
D'où l'importance des « tuyaux »…
D.D. Absolument.
On peut mettre en œuvre cette stratégie sans être propriétaire d'un opérateur télécoms?
D.D. Il ne vous a pas échappé que Vivendi a des relations avec les opérateurs télécoms. Avec Orange, partenaire dans Dailymotion, avec Telefonica, avec Telecom Italia. Ces trois acteurs dessinent une zone Europe-Afrique-Amérique latine qui est cohérente avec notre stratégie. Chacun le sait, le premier écran aujourd'hui, c'est le mobile. Or, selon la Banque mondiale, quand la possession du smartphone augmente de 10% dans un pays, cela équivaut à 1,5 point de PIB supplémentaire. Il y a une corrélation directe entre le mobile et le développement économique.
Pourquoi, alors, avoir vendu SFR?
D.D. Je pense que l'idée n'est pas tant d'avoir un opérateur à 100% que de détenir des positions stratégiques sur des opérateurs stratégiques. Nous sommes à un moment assez passionnant de reconfiguration de l'industrie parce que le digital conduit à une transformation radicale des modèles économiques. Les opérateurs télécoms ont tous les mêmes problèmes… et les mêmes opportunités. A une époque, tous sont allés assez massivement investir dans les contenus. Aujourd'hui, ils reviennent sur leurs fondamentaux: le consommateur, la qualité de service, les bons partenaires pour des contenus.
Ce n'est pas la stratégie de Patrick Drahi avec SFR…
D.D. … ni celle de Verizon, c’est exact. Certains acteurs privilégient en effet une stratégie très intégrée, et peut-être plus limitée géographiquement, quand d'autres jouent plutôt la diffusion et la couverture au travers d'alliances stratégiques. Ce qui est certain, c'est que ça bouge!
Cette convergence qui revient en force, quels bénéfices les marques peuvent-elles en tirer?
D.D. Les marques le disent clairement: elles veulent parler aux consommateurs. Jusqu'à présent, elles ont utilisé les médias pour passer leurs messages. Or la publicité traditionnelle commence à être moins efficace, les marques cherchent donc et trouvent d'autres façons de toucher les consommateurs. Le digital permet cet accès direct aux consommateurs. Avec des risques: un consommateur mécontent peut se lâcher sur les réseaux sociaux et cela peut nuire à la réputation d'une marque. Avec des opportunités: créer de nouveaux modèles économiques. Si ma pub traditionnelle ne passe pas l'ad-blocker, je distribue mon message autrement. Via la publicité native? Le contenu de marque? Nous verrons.
Les marques ne deviennent-elles pas des médias?
D.D. Absolument. Elles ont compris et intégré qu'elles devaient être des médias, organiser leurs canaux à la fois pour leur premier public qu'est l'interne, pour leurs partenaires naturels que sont les distributeurs, les licenciés, etc., pour leurs consommateurs enfin, qui ont la capacité à relayer leurs messages organiquement. Dans un monde où deux milliards de terriens sont connectés aux mêmes plateformes, l'audience devient le média. On rejoint là la prophétie de Marshall McLuhan énoncée dans son livre The Medium is the Massage en 1967. Le village global, on y est. C'est Twitter, Facebook, Google…
Le président de TF1 a récemment souligné que l'audience de la chaîne n'était pas constituée de robots, allusion claire à l’une des failles d’internet aujourd’hui. L'audience frauduleuse, et à travers cela la «brand safety», c'est une préoccupation forte pour vous?
D.D. Si l’on n'y prend pas garde, on peut se retrouver dans les deux ou trois années qui viennent dans la situation où l'on ne maîtrisera plus vraiment ce qui se vend et s'achète. Pourquoi? Parce que les inventaires sont tous interconnectés, les échanges se font à haute fréquence, et même sur les «private exchanges» en programmatique, on a 15% d'inventaire minimum qui sont considérés comme frauduleux. Depuis l'acquisition de MFG Labs il y a trois ans, Havas Media n’a eu de cesse de mettre de l'intelligence dans le système en utilisant les meilleurs mathématiciens mondiaux, en nous liant aux plus grands centres de recherches mondiaux – Berkeley, le Technion israélien, Polytechnique, Normale Sup, Dauphine… – de manière à avoir la capacité à comprendre ce monde et à le maîtriser. De la même manière qu'une agence médias est architecte médias, dans un monde de plus en plus automatisé, on doit devenir des architectes de DSP [«Digital Signal Processor», soit processeur/traitement de signal numérique].
C’est-à-dire?
D.D. Un DSP, c'est le moteur qui régule l'offre et la demande sur les marchés programmatiques. Il en existe de différents: pour le mobile, pour le «social», pour la vidéo, etc.. De très nombreuses start-up ont développé des logiciels pour réaliser les transactions sur la «Bourse médias». Le problème, c'est ce que ces moteurs ne sont jamais neutres. Quatre éléments les définissent: l'accès à un inventaire, l'accès à un certain nombre de données, les algorithmes et des propriétés spécifiques, par exemple en termes de «brand safety». Ainsi, si je veux toucher massivement une audience, je vais utiliser un DSP dont la partie inventaire est le plus développé. Si, au contraire, je cherche un achat affinitaire sur des segments pointus, je vais utiliser un DSP avec une granularité de datas très fine. Avec le même brief et le même niveau d'investissement publicitaire, selon le DSP, vous n'avez pas les mêmes résultats. Dans ce contexte, notre métier d'agence est d'être à côté de nos clients, de leur assurer qu'on est neutre et agnostique. C'est le rôle du «Meta DSP», une innovation mondiale d’Havas Media, qui nous offre la capacité de piloter des campagnes qui vont tourner sur différents DSP en fonction du brief et de l'efficacité choisie. On n'est pas dans les mains d'un acteur, on est en position «méta».
En quoi cela est-il si important?
D.D. Pour les groupes industriels, notamment européens, il est stratégique de savoir avec qui et avec quelle brique logicielle ils s'associent. Nous parlons là de leur intégrité.
Bolloré est présent dans les médias et dans la publicité, le conseil médias et l'achat d'espace. Comment gère-t-on cela?
D.D. La réponse, c'est l'intérêt des clients. On ne pourra jamais faire acheter à un client quelque chose qui n'est pas dans son intérêt. Nous scierions la branche sur laquelle nous sommes si nous empruntions cette voie. Mais, vous savez, en réalité, le lien Havas-Vivendi, ça fait envie, car les marques ont besoin de plus en plus de contenus. De la même manière que nous organisons les données de nos clients avec les Data Management Platforms, nous allons être amenés à organiser leurs contenus avec des Content Management Platforms.
Donc, pas de consignes pour privilégier les supports «maison»?
D.D. C'est méconnaître le fonctionnement de cette maison et, encore une fois, ce serait scier la branche sur laquelle nous sommes. Nos métiers reposent sur la confiance. Sans cela, pas d'histoire à long terme. Or, précisément, je travaille dans un groupe familial, qui a le temps pour lui. Cela nous distingue fortement dans notre environnement. Dans vingt ans, Yannick Bolloré aura encore et toujours vingt ans de moins que certains de ses concurrents.