Rendez-vous historique de l’entre-deux tours, le format « débat » en politique évolue, pour prendre une place prépondérante tout au long de la campagne.
Quand les historiens plancheront sur la campagne de 2022, ils dateront son coup d’envoi au premier débat entre Jean-Luc Mélenchon et Éric Zemmour. Ce soir-là, le 23 septembre 2021 sur BFM TV, les deux tribuns se donnent la réplique pendant plus de deux heures, confrontant leurs visions, ne s’accordant sur rien, s’opposant sur tout, pour le plus grand plaisir de la chaîne d’information : 3,8 millions de téléspectateurs, deuxième plus gros score de son histoire. Mais aussi pour le régal des deux débatteurs du soir. Selon David Doukhan, chef du service politique du Parisien, « ce débat a joué un rôle important, posant Éric Zemmour comme un acteur de premier plan, et relançant Jean-Luc Mélenchon ».
Les deux trublions ne sont pas les seuls à goûter du verbe. Pour choisir leur champion, les écologistes ont organisé quatre débats. Les Républicains en ont organisé quatre avant le premier tour de leur congrès et deux dans l’entre-deux tours. À chaque fois, les échanges ont déjoué les pronostics. Chez les écologistes, Yannick Jadot l’a emporté sur le fil face à Sandrine Rousseau, révélée lors des débats. Chez Les Républicains, Valérie Pécresse a démontré sa solidité. « Elle avait très bien préparé son premier débat, rappelle Bruno Jeudy, rédacteur en chef à Paris Match. Elle a réussi à coincer Michel Barnier sur sa proposition de moratoire sur l’immigration et a pris l’ascendant, alors même qu’il était devenu favori. »
Les débats politiques télévisés ne sont pas nouveaux en France. Depuis 1974, c’est une tradition d’entre-deux tours. Cette année-là, le sens de la formule de Giscard d’Estaing – « vous n’avez pas le monopole du cœur », « vous êtes un homme du passé » – avait eu raison de Mitterrand. Le socialiste a bien pris sa revanche sept ans plus tard, rendant la monnaie de sa pièce au président sortant avec « vous êtes l’homme du passif ». Mitterand était passé maître dans l’art de la joute télévisée, renvoyant Chirac à ses études en 1988 – « dans les yeux, je vous le dis ». Le débat Chirac-Jospin de 1995 avait été assez insipide. Celui de 2002 n’a pas eu lieu.
En 2007, Nicolas Sarkozy terrasse Ségolène Royal, avant d’être foudroyé à son tour en 2012 par François Hollande et son anaphore « Moi Président… ». En 2017, les débats ont joué un rôle décisif. « Pour la première fois, on a réuni l’ensemble des candidats, onze au total, avec deux vainqueurs nets : Emmanuel Macron, et Jean-Luc Mélenchon qui avait pris le dessus sur Benoît Hamon », rappelle Bruno Jeudy. Par la suite, lors du débat de l’entre-deux tours, Emmanuel Macron n’a pas eu de mal à dominer une Marine Le Pen en plein naufrage. Depuis quelques années, les débats politiques ne se limitent plus à l’entre-deux. À chaque élection ses face-à-face, qu’il s’agisse d’une primaire interne, des élections européennes (10 débats en 2019 !), régionales ou municipales.
Américanisation
Mais pourquoi tant d’amour pour la dispute ? Du côté des médias, l’explication est assez simple : si tous les débats n’atteignent pas les audiences des duels Mélenchon-Zemmour, ils font à chaque fois des scores supérieurs à la moyenne. Du côté des candidats, participer à un débat, c’est la promesse de gagner en notoriété, mais aussi de créer la surprise, en montrant sa compétence technique, en faisant preuve de caractère, ou en se distinguant par la radicalité de ses propositions.
On assiste ainsi à une véritable américanisation de notre vie politique, car, outre-Atlantique, le débat télévisuel est une institution depuis les années 50. On y débat tout le temps, à tous les niveaux. Et gagner les duels est essentiel. C’est grâce à son aisance dans l’exercice que Donald Trump a déjoué les pronostics en 2016. Avant de tomber sur plus fort et plus aguerri que lui quatre ans plus tard : Joe Biden, vieux chat rusé de 80 ans, et qui a fait preuve d’une combativité hors norme pour museler le président sortant. Comme l’a analysé Christian Salmon dans son essai L’Ère du clash (Fayard, 2019), nous sommes entrés dans l’ère du conflit permanent, où celui qui parle le plus fort l’emporte. Dans un paysage politique morcelé et désidéologisé, le débat de personnes prend l’ascendant sur le débat d’idées. Celui qui maîtrise son image et l’art de la formule l’emporte sur le technicien noyé dans ses chiffres, sur le penseur conceptuel ou le sortant qui défend son bilan.
On comprend les réticences d’Emmanuel Macron à se jeter dans l’arène. En 2017, il avait bien manœuvré lors des deux débats de premier tour, exposant ses compétences, et laissant Jean-Luc Mélenchon faire le show, ou Philippe Poutou exploser façon puzzle Marine Le Pen et François Fillon.
En 2022, son entourage a fait savoir qu’il ne participerait pas à un débat contre une dizaine de candidats. Cela tournerait à la foire d’empoigne, chaque candidat cherchant à être le plus incisif face au président sortant. Cependant, comme le relève Franck Louvrier, maire Les Républicains de la Baule et ancien conseiller de Nicolas Sarkozy, « ce serait une erreur de refuser tout débat avant le premier tour, car, avec les chaînes d’information, les Français ont pris l’habitude de voir le personnel politique échanger sur un plateau. Il vaudrait mieux pour lui s’entraîner avant le second tour. Voilà près de cinq ans qu’il n’a pas débattu ! »
Quoi qu’il en soit, pour la finale, le débat aura lieu. Et comme le rappelle Philippe Grangeon, ancien conseiller d’Emmanuel Macron à l’Élysée, ce moment sera « essentiel pour des électeurs loin de la joute politique : la seule confrontation directe et régulée où deux tempéraments échangent leurs convictions pour la fonction suprême ».
Si – comme les sondages le prévoient – le président sortant est qualifié, il aura affaire à un adversaire redoutable, et le débat sera, dans tous les cas, spectaculaire, que ce soit contre Valérie Pécresse, à la technique incontestable, contre Marine Le Pen, pour une revanche de 2017, ou contre Éric Zemmour ou Jean-Luc Mélenchon, les deux meilleurs dans l’exercice. L’affiche s’annonce alléchante… Il est même possible que pour la première fois, il n’y ait pas un, mais deux duels d’entre-deux tours. Une nouvelle preuve que le débat aura été la matrice de cette campagne présidentielle.