Victor Mallet, chef du bureau de Paris du Financial Times, jette son regard averti sur la campagne électorale française. Pour lui, tout le monde anticipe la victoire d'Emmanuel Macron. Mais il n'est pas impossible que la gauche regagne du terrain à l'avenir.

Quelle est votre vision du paysage politique français ?

VICTOR MALLET. Je suis revenu en France durant la crise des Gilets jaunes. Cela n’a pas été une surprise pour moi, d’une part, car ces manifestations font partie de la culture politique française et, par ailleurs, cette colère n’avait pas trouvé de débouché électoral lors de l’élection présidentielle de 2017.  Deux éléments me frappent. Tout d’abord, si la gauche a perdu beaucoup de sa puissance électorale, elle reste une force dans le paysage politique et culturel à la différence des autres pays. L’autre facteur qui démarque la France, c’est l’absence, à ce stade, d’un populiste-nationaliste d’extrême droite au pouvoir. On a vu l’arrivée au pouvoir de Donald Trump aux États-Unis, mais aussi de dirigeants du même type au Brésil, aux Philippines, il y a eu le Brexit et la montée du populisme, ou des leaders autoritaires en Russie comme en Chine. En France, l’accession au pouvoir d’un véritable leader national populiste semble plus difficile. 

La gauche garde-t-elle une voix importante ? 

Certaines dynamiques sociales, une grande partie de la pensée politique reste de gauche même si électoralement, le Parti socialiste et le Parti communiste se sont effondrés. La gauche conserve une influence politique considérable sur la société française. D’ailleurs, Jean-Luc Mélenchon se situe à un niveau plus élevé que Valérie Pécresse dans certaines intentions de vote.

Comment les concepts de progressisme et de conservatisme évoluent-ils en France ?

Que signifie être conservateur et progressiste en France - en comparaison avec l’évolution des lignes du conservatisme au Royaume-Uni par exemple, avec Boris Johnson ? Le progressisme est synonyme de gauche mais en France, comme ailleurs, sa promesse électorale reste à réinventer. L’équivalent du parti conservateur est Les Républicains. Or ce parti est déchiré entre une frange très conservatrice et une frange plus modérée. C’est le cas au Royaume-Uni, entre la droite et le centre du parti. Il est clair que Valérie Pécresse force sa nature et a besoin de se montrer plus dure qu’elle ne l’est vraiment.

On a tendance à dire que la France s'est « droitisée », est-ce encore plus le cas aujourd’hui ? 

Dans les études d’opinion c’est le cas : il y a de fortes intentions de vote pour les partis de droite ou d’extrême droite. Mais il faut être prudent pour plusieurs raisons.  Tout d’abord, cela dépend de la façon dont on classe Emmanuel Macron. Certains le classent à droite. Concernant les dimensions régaliennes, il est clair que c’est le cas. En revanche, concernant le volet économique, il est clairement keynésien et dépense beaucoup d’argent public.  Si aujourd’hui, plus de gens votent à droite et à l’extrême droite qu’avant, la gauche reste une force culturelle, sociale, mais aussi politique en France et il n’est pas impossible qu’elle regagne du terrain à l’avenir. Enfin, il faut regarder les Verts. Il est surprenant de ne pas avoir les mêmes forces écologiques en France ou au Royaume-Uni qu’en Allemagne. Une progression des Verts en raison du changement climatique, notamment chez les jeunes, serait possible. Yannick Jadot a construit un positionnement intéressant : il défend la possibilité d’être Vert sans être de gauche.

Est-ce que les trois droites représentent des ambitions ou de vrais courants ? Y a-t-il une distinction fondamentale de vision ?

Marine Le Pen s’est normalisée. Une partie de la droite « LR » est même plus à droite que Marine Le Pen. Éric Zemmour est « trumpiste » dans le sens où il est un personnage médiatique, il aime choquer et a besoin de bouleverser le débat mais il ne semble pas avoir envie d’exercer le pouvoir. Même s’il y a trois candidatures, Il est difficile de dire qu’il existe trois droites. 

Comment jugez-vous le bilan d’Emmanuel Macron ?

Sur le plan international, la guerre en Ukraine a justifié nombre de ses propos tenus durant son mandat. La semaine dernière, nous avons vu de nouvelles déclarations de l’Allemagne sur la souveraineté, les dépenses en matière de défense. C’est exactement ce qu’Emmanuel Macron disait il y a quelques années. Le bilan économique est mitigé même s’il y a eu les Gilets jaunes, la pandémie... Certes, les réformes du début de mandat ont produit des résultats, le chômage baisse et le niveau d’imposition est en recul, mais reste le problème des dépenses publiques. Ces sujets sont cachés par la guerre, mais la Cour des comptes a sonné l’alarme. Le déficit budgétaire sous-jacent – celui hors pandémie et ses dépenses extraordinaires – est de 5% et non 3%, comme le dit le gouvernement. Bruno Le Maire affirme vouloir remettre de l’ordre dans les dépenses publiques, c’est également un des projets de Valérie Pécresse, mais ce n’est pas un sujet électoral. 

Quelles sont les forces et faiblesses des candidats ? Qu’est ce qui pourrait faire perdre Macron ?

Il est très probable que Macron l’emporte. Le risque pour lui est qu’au second tour, les électeurs s’abstiennent à gauche et parmi ses partisans qui pourraient être trop confiants dans sa victoire. Selon les dernières études d’opinion, nous sommes revenus pour Marine Le Pen à une situation similaire à celle précédant la candidature d’Éric Zemmour. On se dirige donc plutôt vers un second tour Macron/Le Pen. Marine Le Pen, Éric Zemmour et Jean-Luc Mélenchon ont été associés à Vladimir Poutine, exprimant leur admiration et le fait que l’occident exagérait les risques d’invasion de l’Ukraine. Cela contribue à les affaiblir. Je suis surpris que Mélenchon, même dans les sondages publiés après l’invasion Russe, n’ait pas été touché. C’est peut-être sa position de seul candidat de gauche qui l’aide à se maintenir. Valérie Pécresse a fait une campagne qui ne semble pas fonctionner. Beaucoup d’électeurs d’Éric Zemmour viennent de LR et la délaissent. Éric Zemmour est davantage un problème pour Valérie Pécresse que pour Marine Le Pen. Valérie Pécresse est désaxée par rapport au centre de gravité de son parti, ce qui explique qu’elle perde du terrain face à Éric Zemmour.

La campagne suscite-t-elle beaucoup d’intérêt à l’étranger ?

La guerre occupe désormais l’essentiel de l’espace médiatique. Les Anglais sont obsédés par Emmanuel Macron. Il a été utilisé comme bouc-émissaire par le gouvernement de Boris Johnson et la presse de droite. Aujourd’hui, il y a moins d’intérêt concernant l’élection car tout le monde anticipe la victoire de Macron. 

Quelles fractures, divisions, voyez-vous en France ?

Les fractures françaises sont globalement les mêmes qu’ailleurs : économiques, sociétales, culturelles et politiques. Il est très important de noter que les choses peuvent évoluer. Au début de la pandémie, la France était l’un des pays les plus anti-vaccins du monde. C’est finalement une réussite pour Emmanuel Macron : 90% des adultes sont vaccinés. La pandémie a montré la possibilité de limiter le « complotisme », de réduire cette opposition à la science, de revenir à la logique. La France est et doit être un pays de rationalisme.