Cinéaste, photographe, documentariste, éternel amoureux du massif des Écrins, Jean-Michel Bertrand nous revient avec un dernier film consacré au loup. Pour lui, il est nécessaire d’apprendre à vivre avec eux, car ils nombreux et nécessaires aux écosystèmes.
Vous commencez votre film par la phrase « Dernier automne, dernier hiver dans la cabane » et l’on vous voit arriver dans une merveilleuse cabane, dont on reparlera tout à l’heure, mais… ce n’est pas le dernier film, n’est-ce pas ?
Jean-Michel Bertrand. Non [il sourit]. Ce n’est pas le dernier film, mais c’est certainement le dernier sur les loups.
Après La Vallée des loups et Marche avec les Loups, c’est la fin de la trilogie ?
Oui, voilà. D’ailleurs, au départ, je pensais n’en faire qu’un, de film sur les loups. Et puis l’accueil du film, les questions restées sans réponses, les échanges si nombreux avec le public, m’ont convaincu, à deux reprises, de continuer. Je pense que celui-ci clôt bien le cycle. Évidemment, le loup continuera d’être présent dans ma vie. Mais concernant le cinéma, je ne veux pas faire le film de trop, ni en faire un fonds de commerce. J’ai aussi envie d’autres émotions cinématographiques, et l’impression d’être de nouveau devant une page blanche, d’avoir tout un monde à explorer.
Toujours dans le massif des Écrins ?
Je ne sais pas encore, mais ce que je sais, c’est que ce sera toujours un travail en rapport avec le sauvage, la biodiversité, notre relation d’humains à tout cela. Il me faut une cause à défendre, que le film donne à réfléchir. Je ne ferai ni une comédie romantique, ni un film de commande !
À propos du loup, on est frappé par le degré de violence des réactions à vos deux précédents films. Vous nous montrez des séances interrompues par des manifestants très agressifs, des échanges avec la salle parfois très houleux, où l’on vous traite d’assassin !
Ah oui, c’est arrivé et bien pire. Des insultes, des menaces, des séances interrompues. La fois la plus violente, c’était à Tende dans la vallée de la Roya. Là, il faut imaginer… On était au mois d’août, le public était en famille avec plein de gamins, dans une ambiance joyeuse et décontractée. Nous étions invités par le parc du Mercantour. Brusquement, tout bascule. Il a fallu m’exfiltrer d’urgence, me camoufler. C’était très violent. Par la suite, mon producteur a écrit au préfet des Alpes-Maritimes pour lui signaler la situation, lequel nous a répondu que c’était nous qui avions « provoqué » les éleveurs ! Le maire du village était présent, et plutôt que d’apaiser les esprits, il les a échauffés. C’était fou, surréaliste.
Je vous pose donc une question qu’on entend dans votre film : pourquoi le loup déclenche-t-il autant de passion ?
Je pense que c’est un animal qui symbolise beaucoup de choses. C’est un animal clivant, qui en dit beaucoup sur notre rapport à la nature, sur notre propre positionnement par rapport au reste du vivant. Souvent, on n’aime la nature que si elle ne gêne pas. Il faut d’ailleurs qu’elle soit « utile ». Une nature idéalisée, romantique, qui ne prenne pas trop de place. Et alors le loup, il arrive et il met le bazar ! Tout de suite, le positionnement de chacun se durcit. Beaucoup réclament un retour à « avant », à ce moment où nos ancêtres détruisaient le loup. Sauf que c’était en plein obscurantisme, à une époque où l’on brûlait les femmes soupçonnées de sorcellerie. Et puis « détruire le loup », est-ce possible ? J’ai pris plaisir et évidemment j’ai eu un intérêt à rencontrer tous ces éleveurs que l’on voit dans mon film, qui n’étaient pas forcément des amis des loups mais qui ont pris beaucoup de recul sur le sujet. De façon très pragmatique, ils disent : « Il n’y aurait pas de loups, ça nous faciliterait la vie. Mais ils sont là et quand nous allons passer quatre mois d’estive sur un territoire sur lequel tout le reste de l’année les loups prospèrent, eh bien… il nous faut apprendre à nous adapter. »
Y compris quand vous allez en Suisse, à la rencontre d’éleveurs de moutons nez noirs du Valais, qui se surnomment eux-mêmes des « têtes carrées », manière de dire qu’ils ont la tête dure et qu’ils peuvent se montrer bornés.
Alors ça, c’est incroyable. Leur évolution en dit très long sur la façon dont le rapport avec le loup est en train de changer. Je pense que si j’y étais allé il y a encore trois ans, je serais reparti couvert de goudron et de plumes. Ce sont des éleveurs de père en fils depuis de nombreuses générations, qui ont une passion absolue pour leurs bêtes et qui haïssaient le loup ! Et puis ils ont la tête dure en effet et n’entendent pas se laisser dicter leur conduite. Un jour, un jeune du coin, sensibilisé sur le sujet, va les voir et leur propose de les aider à se protéger des attaques du loup. Avec des bénévoles qui dorment dans les alpages et montent la garde, avec des chiens entraînés et quelques techniques très simples, les attaques ont vite été égales à zéro. C’est comme ça qu’est née l’association Oppal, laquelle se développe sur tous les territoires d’élevage en Suisse. La situation et le rapport au loup se sont détendus d’un coup. Je trouve que ça en dit beaucoup sur la façon dont notre société devrait fonctionner. Tendre la main à des gens qui ne pensent pas du tout comme vous, ça peut faire tomber les postures plus rapidement qu’on ne le croit.
Cela montre aussi qu’il y a d’autres solutions plutôt que d’abattre les loups.
Bien sûr que des solutions existent. Les chiens de protection, les clôtures électrifiées, la présence humaine autour des troupeaux la nuit pour effrayer le loup et, en dernier recours, le tirer avec une balle en plastique, non létale. Ce n’est pas forcément simple à mettre en place, la nature est complexe, la nature humaine également. Le bénévolat pour monter la garde, cela peut être un vrai sacerdoce, sous la pluie, dans le froid, le vent… mais au moins essayons ! Ce sera toujours mieux que tuer le loup. Tuer un loup n’a aucune vertu pédagogique sur les autres. On ne peut pas tous les tuer et en tuer un peu, déséquilibrer une meute, rend les individus restants beaucoup plus erratiques.
Ce sont des techniques connues, éprouvées, qui ont permis de trouver un consensus très constructif au sein d’une instance comme le Groupe national loup. Pourtant, avec le Plan national d’actions sur le loup et les activités d’élevage, le gouvernement privilégie, à rebours de toutes les recommandations des experts du sujet, la régulation des loups par des tirs ou des « prélèvements », c’est-à-dire les tuer, plutôt que l’accompagnement des éleveurs. Et au niveau européen, il y a de quoi s’inquiéter avec la proposition d’Ursula von der Leyen de déclasser le loup, qui ne serait plus une espèce protégée.
Les solutions existent. On les connaît. On sait qu’elles fonctionnent. On en a la preuve dans les pays où le loup n’a jamais disparu, que ce soit dans les Abruzzes en Italie, en Mongolie ou en Roumanie. On sait faire, on sait vivre avec les loups et on sait ce qu’ils apportent en termes de régulation des populations d’ongulés dans les montagnes, de relance et de préservation de la biodiversité ; on sait que le loup entre en interaction avec les écosystèmes, que sa présence permet le retour de types de végétations ou d’essences en péril, car lui-même prédateur, il contraint les prédateurs de ces essences à se déplacer. C’est ce qu’il s’est passé dans le parc de Yellowstone aux États-Unis. Leur retour, c’est une bonne nouvelle. S’ils sont revenus, c’est aussi parce que ça va mieux, grâce aux replantations massives d’arbres par l’Office national des forêts pendant des années, dans des vallées qui – on l’oublie – avaient été totalement déboisées, provoquant une profonde misère des paysannes et des paysans, en obligeant certains à changer de pays. J’ai connu cela dans ma propre famille. En revanche, que les recettes existent et qu’on les connaisse ne signifie pas qu’elles soient faciles à mettre en œuvre. Et puis arrêtons de dire que le loup est une espèce protégée. On peut déjà tuer des femelles pleines ou des louveteaux ! On peut obtenir plein de dérogations. Et ils veulent en rajouter ? En Suisse, il y a aussi des anti-loups, des gens d’extrême droite à la Trump, qui ont pour ambition d’éradiquer 70 % des loups. C’est très dangereux.
Au moins, les citoyens, eux, s’impliquent.
Oui, et ce que je voudrais aussi, c’est qu’on arrête d’opposer villes et campagnes. Cette ruralité mortifère, du repli, qui fustige les citadins mais est bien contente de bénéficier des retombées commerciales du passage des Parisiens ou des habitants de la grande ville d’à côté, ce n’est plus possible. On a par exemple besoin que des citadins s’impliquent, qu’elles et ils deviennent bénévoles dans des programmes comme Pastoraloup, pour aider les éleveuses et les éleveurs.
De toute façon, vous nous l’expliquez, le loup est partout et en trop grand nombre pour qu’on puisse le faire disparaître. Mais est-il vraiment partout ? Y compris à proximité des grandes villes ?
Mais oui, absolument. Il pourra être partout et pas seulement dans les montagnes et les vallées. Le loup n’est pas particulièrement montagnard, il choisit les Alpes parce qu’il est y tranquille, qu’il y trouve à manger, de l’espace pour se déplacer, marquer son territoire et qu’il y vit relativement en paix. Mais prenez le cas de cette région d’Espagne, très céréalière, où l’on ne cultive que du maïs… Ce n’est vraiment pas pastoral, ni bucolique. Mais c’est rempli de sangliers ! Et là, le loup, il fait son marché. Il trouve des endroits tranquilles pour se reproduire et il vit très bien dans ce milieu artificialisé. On a affaire à un animal plastique, qui s’adapte. On en voit dans la banlieue de Rome traîner, se nourrir dans les poubelles, attraper un lapin… Le loup coexiste avec nous depuis des temps antérieurs au néolithique. Il sait faire, lui aussi. Donc ce qu’il faut, c’est se préparer à l’arrivée du loup dans des endroits où on n’est pas encore habitué à sa présence ; cela évitera des attaques. Partout où il y a des sangliers, des cerfs, des chevreuils, il peut y avoir des loups. Dans les calanques de Marseille, il y a une meute. Elle s’est installée et se nourrit de sangliers. Les loups sont aux portes de la ville. Et c’est très bien comme ça – mis à part dans les cas de rage. Il nous faut apprendre à faire avec, sans les diaboliser mais sans les idéaliser non plus. Le loup demeure un animal sauvage. Ce n’est pas un copain. Même quand c’est un louveteau tout mignon.
On sait aussi que le tuer sans discernement, j’y reviens, peut provoquer l’effet inverse de celui escompté, en mettant plus de territoire à disposition d’une meute, laquelle, sans cela, se serait autorégulée. Enlever des loups, c’est créer le chaos, car si elle a plus d’espace, la meute concurrente s’étend, prend confiance et on déséquilibre l’ensemble. On risque de se retrouver avec des reprises de territoires, des reproductions plus fréquentes, de la dispersion et au bout : davantage de loups ! Notamment des jeunes, en errance. Les tuer tous, c’est évidemment impossible. Les loups qui viennent d’Italie, ils ne s’arrêteront pas à la frontière. Plus on prélève de loups en France, plus ils ont de nouveaux territoires à explorer. Prenez l’exemple du renard : on tue 600 000 renards par an en France, prétendument parce que c’est un animal nuisible, alors que c’est l’allié des paysans – il croque 80 % des micromammifères, il interagit avec son environnement. On le tue et ça sert à quoi ? Il est en voie de disparition, le renard ? Non ! Au contraire, il se reproduit de façon accélérée. Il s’enhardit, il est là. Et ça, nos décideurs le savent. Ils ont tous les rapports, toutes les analyses. Ursula von der Leyen a reçu ces rapports. Pourquoi n’en tient-elle pas compte ? Parce que les lobbies sont plus puissants que les loups. De plus, ce sont des promesses intenables faites aux paysans. Tout cela est complètement contre-productif.
D’autant que les chiffres sont là : il y a de moins en moins d’attaques de loups, de moins en moins d’éleveurs à indemniser et le loup dépeuple cent fois moins les forêts que les chasseurs (800 000 sangliers et plus de 600 000 chevreuils sont tirés annuellement).
C’est sans commune mesure et ces chiffres démontrent que la réponse consistant à encourager à tuer les loups relève de l’idéologie et du clientélisme politique. Rien de moins.
Loup et ours, même combat ? Même défiance ?
Évidemment. Les ours, les loups, les lynx, ce sont toujours les mêmes enjeux de coexistence, de respect du territoire, de préservation de la biodiversité. En revanche, les ours sont plus dangereux pour l’homme que les loups. Les ours attaquent parfois les humains, un cas de figure rarissime en ce qui concerne le loup. Ce qui ne signifie pas que l’on ne puisse pas vivre aux côtés des ours. Là encore, ça s’apprend.
Ce film, vous allez en faire un étendard ?
Oui ! Nous avons plusieurs projections et débats prévus au Sénat, à l’Assemblée nationale et à Bruxelles. Et puis nous sommes partenaires de nombreuses associations environnementales et de protection des animaux, qui vont relayer le plaidoyer. On ne va pas se laisser faire. Même si, en face, on a toute la force de la FNSEA et autres Jeunes Agriculteurs [les deux principaux syndicats agricoles français].
Et après, vous retournez dans votre cabane ?
Oui, j’y pense beaucoup !
Je constate que vous dormez dans une cabane et plus à l’à-pic de la montagne, à quelques centimètres du gouffre ! Vous êtes devenu raisonnable ?
Non, non. Je fais toujours de beaux bivouacs !
Elle est formidable cette cabane, à flanc de montagne, dans laquelle vous passez des semaines. On peut avoir sa position GPS ?
Ah ah, non ! Mais c’est vrai qu’elle est formidable. Elle n’est pas à moi, c’est l’un de mes copains qui me la prête. Mais attention, elle se mérite ! En été, c’est, après un long parcours en mobylette électrique, trois heures de marche, avec tout le barda, pour y arriver. En hiver, cinq heures et demie. Mais une fois qu’on est là… D’ailleurs, cette cabane, elle m’a sauvé au moment de Marche avec les loups, quand je subissais toutes ces attaques très violentes. Sans vouloir me victimiser, à l’époque je recevais régulièrement des menaces de mort. À un moment, l’idée de tout laisser tomber et de retourner à une vie calme et moins exposée vous traverse l’esprit. Je suis allé dans cette cabane, où il fait toujours très froid, été comme hiver, à 2 000 mètres d’altitude, en contact direct avec la nature, la beauté du monde, le silence. Là, j’ai beaucoup gambergé et j’en ai conclu qu’il fallait répondre à tous ces gens pleins de haine. Qu’il fallait faire un film. J’ai donc commencé à travailler sur Vivre avec les loups, que je n’avais pas prévu au départ. Cette cabane, c’est un endroit de fou. Il n’y a absolument aucun autre bruit que ceux de la nature, à part quelques avions parfois. Et la vue sur des arbres extraordinaires.
Et les animaux se sont habitués à votre présence ?
Oui, ils m’ont repéré. On coexiste ! Même les loups savent qui je suis. En même temps, je pisse partout pour marquer mon territoire. Comme eux.
Ce massif des Écrins, c’est votre terrain de jeu depuis la toute petite enfance. On a l’impression que vous en connaissez chaque arbre et chaque rocher…
Ah ah, presque ! Mais vous savez, même si j’y suis allé des centaines de fois depuis des dizaines d’années, je ne m’en lasse jamais. Au contraire, plus je vieillis, plus je m’émerveille !