Agrégée de philosophie et de science politique, professeure en science politique à l’université Paris-Panthéon-Assas, Géraldine Muhlmann est aussi productrice d’« Avec philosophie » sur France Culture. Elle s’interroge sur la fragilité de la matière factuelle.

Vous publiez un essai intitulé Pour les faits (Les Belles Lettres). Seraient-ils en fragilité dans notre monde qui se virtualise ?

GÉRALDINE MUHLMANN. Absolument. Contrairement à une vérité de raison comme deux et deux font quatre, on peut manipuler les faits, car ils sont sensibles. On peut changer quelqu’un sur une photographie comme l’a fait le pouvoir soviétique par exemple.

Comment nous parviennent ces faits sensibles ?

Par le partage. Quelqu’un peut les certifier en utilisant son corps, ses sens et nous les donner à connaître. Ces faits passent par une subjectivité. Mais le partage est fragilisé parce qu’on a de moins en moins de moments de récit. Les faits se partagent souvent par de la narration. J’approuve la distinction du théoricien de la littérature Gérard Genette entre le récit ou la narration, qui interrompt les conversations, et les conversations, qui sont du discours.

Vous pointez donc la parole qui apparaît pourtant comme libérée…

Nous sommes envahis dans le temps et l’espace par du discours mais au détriment de la narration. La virtualisation du mode, avec les réseaux sociaux, et même les médias traditionnels, lorsqu’ils valorisent l’opinion, amènent à un envahissement du discours. C’est vertigineux.

Comment expliquer qu’à une époque où l’accès à l’information semble plus facile que jamais les faits deviennent si fragiles ?

Une des explications que je propose est de dire que jamais la conversation n’a été si intense. Cette intensité conversationnelle offre la possibilité de converser avec le monde entier en temps réel. C’est du discours. Et la logique et la dynamique de la conversation, c’est plutôt d’exclure ce que Max Weber appelle « les faits inconfortables ou désagréables » selon les traductions. La logique conversationnelle, c’est la prime à l’opinion et aux humeurs, non à la complexité. Finalement, on converse toujours un peu avec les gens qui pensent comme on pense, dans des bulles de filtre.

Quelle conséquence sur les faits ?

Il y a de moins en moins de grands moments où l’on reçoit un récit que tout le monde peut accepter. Car personne n’a entendu les mêmes faits dans chaque bulle conversationnelle. Il y a un clivage et un certain hermétisme entre toutes les bulles d’opinion.

À vos yeux, les porteurs de faits, que vous appelez des témoins ambassadeurs, sont les journalistes d’enquêtes et les reporters…

Ils n’en ont pas le monopole. Ce rôle peut être endossé par un témoin dans une institution judiciaire par exemple. Mais le reportage est une invention de la deuxième moitié du XIXe siècle. Il est né aux États-Unis. Pour sortir de la presse d’opinion et des discours, les patrons de presse ont voulu donner des news et des stories aux lecteurs, donc du récit. Et ils ont créé la fonction de reporter chargé de voir et sentir avec leur corps en essayant d’universaliser au maximum leur sensation pour proposer une expérience par procuration. Le reporter doit être capable de vous délivrer les faits à partir desquels vous pouvez diverger en appréciation.

Donc ces faits sont une base de discussion ?

Pour avoir du conflit démocratique, il faut des faits communs.

Le reporter est censé faire preuve d’impartialité, d’éthique et d’honnêteté. Est-ce réaliste ?

C’est un idéal qui est toujours imparfaitement réalisé, je ne suis pas naïve mais c’est un idéal régulateur. Il est d’ailleurs souvent précieux d’avoir plusieurs reporters sur place ou une pluralité de la presse pour confronter les regards et s’approcher toujours plus de cet idéal.

Pourtant, les journalistes suscitent de plus en plus la suspicion. On les imagine affiliés aux puissants. Certains, comme le journaliste du Spiegel, Claas Relotius, ont aussi discrédité leur profession. En dépit des 70 relecteurs et vérificateurs, il a trompé son journal et les lecteurs en publiant un reportage bidonné à la frontière mexicaine en 2018.

Il y a toujours eu des défaillances dans un métier aussi exigeant. Je donne les exemples des faux charniers de Timisoara en Roumanie en 1989 et de l’affaire Baudis en 2003 dans mon livre. Je n’ai aucun mal à reconnaître les ratés de même que je n’ai aucun mal à reconnaître les reporters qui ont beaucoup œuvré à s’approcher de l’impartialité. Je constate que le journalisme connaît une des crises les plus graves de son histoire parce que l’on considère qu’il faillit systématiquement. Cette petite musique est très délétère et en plein essor.

Quels sont le rôle et la responsabilité des patrons de presse dans cette situation ?

Je vois bien qu’on restaure avec beaucoup d’enthousiasme un journaliste d’opinion et des organes de presse qui se considèrent avant tout comme des vecteurs d’opinion et pas forcément d’information. Mais on ne peut pas se contenter d’opinion à ce sujet. Je laisse les chercheurs qui travaillent sur le terrain apporter des réponses précises.

Le débat est omniprésent dans les médias et à la télévision depuis Michel Polac dès 1981. Pourquoi ne pas y voir le conflit démocratique dont vous parlez…

Ce que j’appelle le conflit démocratique relève d’une grande valeur, c’est plus exigeant que le spectacle cathodique auquel on assiste le plus souvent.

L’IA va encore accroître le deep fake. Comment les faits vont-ils émerger dans un monde où la vérité va être de plus en plus falsifiable ?

L’IA n’est pas un problème en soi et je ne suis pas du tout technophobe. Mais les spécialistes que j’ai interviewés dans certaines émissions assurent que l’on est proche du moment où on ne pourra plus faire la différence entre une véritable vidéo et une vidéo fake. Nous devrons développer une prudence grandissante à l’égard d’images.

Que nous restera-t-il pour sourcer les faits ?

Il nous restera ce vieux machin que tout le monde dit périmé, c’est-à-dire le témoin ambassadeur, que les philosophes des Lumières écossaises appelaient la figure de l’observateur impartial c’est-à-dire le reporter qui embrasse ce rôle et cette fonction.

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