Internet est toujours au début de son existence. Comme pour les grandes innovations précédentes, l'évolution de la technologie est beaucoup plus rapide que celle de la régulation. Les innovations font naître des monopoles et les règles pro-concurrence viennent ensuite. Pour les grandes plateformes numériques, nous sommes dans une situation où cette réaction législative et régulatrice devient urgente. Pour des raisons de démocratie, de pluralisme, d’éducation de nos enfants, de libre concurrence et de sécurité nationale. Même les Etats-Unis, Démocrates et Républicains confondus, paraissent s’en convaincre.
Les Gafa (1) s'opposent à cette évolution législative. Ou ils veulent en dicter les termes. Ils s’abritent derrière des mots comme « liberté d'expression » et « censure ». La réalité est que les Gafa génèrent une valeur économique énorme en utilisant gratuitement le travail des autres professionnels puisqu’ils reproduisent les informations obtenues par les rédactions. Et cela sans assumer la responsabilité qui doit y être liée. Un journal, ou une radio ou une chaîne de télévision, sont responsables des contenus qu’ils publient ou diffusent. Leurs journalistes sont soumis à des règles déontologiques. Leur travail est encadré par une législation assez sévère : diffamation, respect de la vie privée, droit de réponse… la liste est longue ! Et les Gafa pourraient, eux, diffuser toutes sortes de contenus sans aucun garde-fou ? Utilisation gratuite du travail d’autrui, absence quasi totale de responsabilité et de déontologie : cela n'a rien à voir avec la liberté.
Je ne suis pas contre les Gafa. J’admire leur capacité d'innovation et suis preneur des avantages qu'elle apporte à la société. Toutefois, je récuse complètement l’idée que cette innovation et le modèle économique des Gafa ne peuvent pas exister dans un régime juste et équilibré et que ce modèle nécessite d'abuser du travail des autres et de travailler sans responsabilité. Oui, les plateformes numériques donnent accès aux articles des journaux, mais cela leur attire du trafic, leur génère d’importants revenus publicitaires. Ils doivent donc, d’une part, se conformer à certains principes de responsabilité et, d’autre part, céder une partie de ces revenus à ceux grâce auxquels ils les ont, c’est à dire les journalistes et les éditeurs.
J'ajoute que je suis déçu que les grands dirigeants des Gafa n'aient pas compris que cela est dans l'intérêt vital de leurs sociétés. Leur dynamisme, voire leur agressivité commerciale, sont en train de créer des dommages énormes que les Etats ne peuvent pas ignorer. Tôt ou tard, si cela continue, les Etats devront agir très durement contre les Gafa.
Un premier pas a été franchi dans le sens de la régulation, sur le volet financier, avec la directive européenne sur les droits voisins. Elle prévoit pour les journalistes et les éditeurs une rémunération par Google des contenus d’information. Elle affirme clairement qu'utiliser le travail d’autres professionnels gratuitement pour dégager de grands profits n'est pas légitime. La France a introduit la première cette directive dans son droit. L’autorité de la concurrence a enjoint Google de négocier vraiment, et à nouveau la Cour d’appel de Paris l’a fait ces derniers jours. Mais ces négociations n’ont pas abouti et Google a décidé de proposer directement à certains éditeurs des accords particuliers. Évidemment, pour beaucoup de ces derniers, il aura été difficile de refuser. Moi, je ne les signerai pas.
Certes, Google a fait un pas vers la négociation à la différence d’autres plateformes dont le silence est assourdissant. C’est louable. Mais il ne semble pas que Google a compris l'esprit de cette législation. Au lieu de chercher un modèle juste, raisonnable et transparent pour rémunérer les droits voisins, Google essaye d'acheter les media, d'imposer sa volonté et son modèle.
Google a proposé de participer contre rémunération à un nouveau service de mise en avant des informations. C’est une licence globale qui comprend les droits voisins. Ce n’est pas une rémunération des droits voisins ! D’abord, on ne sait pas ce qui est droit voisin dans tout cela : est-ce 1% des sommes qu’encaissent les Gafa ou 80% ? Mystère. Ensuite on ne sait pas comment sont calculés ces droits voisins. Boîte noire ! En troisième lieu, ces accords particuliers ne s’appliquent pas à tous les éditeurs mais seulement à la presse d’information politique générale. C’est le bon plaisir de Google. C'est Google qui choisit quels droits seront respectés et lesquels violés ! Quatrième observation : les sociétés qui acceptent de signer avec Google doivent renoncer au droit de réclamer les paiements stipulés par la législation, si cela vient un jour, ou par décision judiciaire. Donc de nouveau, c’est une manifestation de force : moi, Google, je choisis comment j’applique la loi et je fais en sorte que vous n'ayez plus le droit de le contester ou même seulement de bénéficier d’une décision plus favorable des autorités publiques. Cinquième observation : les montants sont très insuffisants. 30 M€ pour toute la presse alors qu’on estime les revenus générés par Google en France à environ 2 milliards d’euros par an. Enfin, selon l’esprit de la directive et de la loi, les droits voisins sont dus par Google, sans contrepartie, ils n’ont pas à être liés à la mise en place d’outils Google par les éditeurs. Or Google demande aux éditeurs de réinvestir chez eux une partie des sommes qu’il leur donne. Ce qu’il leur donne d’un côté, il le reprend de l’autre.
C’est plutôt l’arbitraire que l’équité, plutôt l’abus de position dominante que le respect du droit voisin. Google profite de son pouvoir de négociation face à des titres en situation économique difficile. Quand on a sa puissance et son assise financière, on se doit d’avoir une attitude plus responsable, plus citoyenne, plus généreuse aussi.
Donc, non, le groupe CMI (ELLE, Marianne, Version Femina, Télé 7 jours…) ne signera pas un accord injuste. Comme j’ai pu le dire l’année dernière, lors des rencontres de l’UDECAM, nous croyons fondamentalement à la pertinence de cette directive européenne et CMI a la chance d’être adossé à un groupe solide qui peut faire face à une procédure judiciaire longue si nécessaire. La presse a un rôle démocratique essentiel et Google qui profite de sa diffusion doit y contribuer. Nous vivons dans un État de Droit et Google doit s’y soumettre.
C’est en France qu’un grand esprit a écrit : entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui protège. J’espère que dans la France mère des lois, l’Etat veillera à faire appliquer le droit voisin. Il a ouvert le chemin avec la loi de 2019. D’autres montrent l’exemple, comme l’Etat australien, dont le combat et l’engagement pour imposer le droit voisin a permis aux éditeurs de rester soudés. L’Etat doit jouer son rôle. S’il ne le fait pas, nous demanderons aux tribunaux de le faire. Et nous sommes prêts à le faire pour tous les petits éditeurs qui n’y trouveraient pas leur compte et pour les journalistes qui seront aussi lésés par des accords en trompe l’œil.
Dans cette tribune, également publiée par Libération, Daniel Kretinksy, président-directeur-général de CMI et actionnaire principal de CMI France (ELLE, Version Femina, Télé 7 Jours…), explique pourquoi il refuse de signer un accord avec Google sur les droits voisins.
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