Chronique USA
Tous les mois, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, analyse pour Stratégies la campagne numérique américaine. Dans ce 9e épisode, il s'intéresse au Lincoln Project, ce super PAC républicain constitué des déçus de Donald Trump, dont le sport favori est de troller sur Twitter le président sortant.

Trump fait une démonstration de ses capacités cognitives en récitant (sans faute) «Person, woman, man, camera, TV» ? Le Lincoln Project réplique avec une parodie hilarante de Dora l’exploratrice. Trump évoque le «China virus» ? Le Lincoln Projet répond d’un tweet cinglant : «Appelons-le de son vrai nom : le Trump Virus». Trump assure (contre toute évidence) qu’il est en tête dans les sondages ? Le Lincoln Project bricole une vidéo «Trumfeld» avec vannes à la Seinfeld et rires enregistrés. La cellule riposte de Joe Biden est décidément très bien organisée. Réactive, acerbe, percutante… et républicaine : le Lincoln Project, qui fait tant parler de lui ces dernières semaines, est un super PAC constitué de mutins du parti républicain, des déçus de Trump prêts à tout pour en finir avec cette regrettable parenthèse.

Le Lincoln Project a été lancé en décembre 2019 par des stratèges républicains, ayant dans leur majorité voté pour Donald Trump en 2016. «Trump et ses partisans ont abandonné le conservatisme et les principes républicains de longue date et les ont remplacés par le trumpisme, une croyance vide dirigée par un prophète bidon», écrivent-ils dans leur acte de naissance, une tribune dans le New York Times. Parmi cet aéropage de déçus du trumpisme, un nom retient plus l’attention que les autres : George Conway, un des fondateurs du groupe, n’est rien d’autre que le mari de Kellyanne Conway, la conseillère en communication de Donald Trump, très présente sur les écrans de télévision.

Une bande de «losers»

 Alors que Joe Biden n’est pas exactement le meilleur chauffeur de salle sur internet, le Lincoln Project s’est imposé comme l’atout numérique numéro un du candidat démocrate. Au flegme de Joe Biden répond le matraquage incessant du super PAC sur Twitter. La stratégie est clairement assumée : troller, troller et troller encore Trump. «Aucun autre groupe n'a été capable, à aucun moment, d'influencer le comportement de Trump comme nous avons pu le faire», plastronne Eric Wilson, l'un des fondateurs. Le moment de gloire du Lincoln Project a été cette série de tweets de Donald Trump qui les a taxés de «LOSERS» et de «RINO», un acronyme péjoratif pour «Républicain seulement par le nom».

«Il ne s'agit pas seulement d'énerver Donald Trump. N'importe qui peut faire ça», a expliqué suite à ce clash Reed Galen, un des piliers du groupe. «Le but est de le faire dérailler et de faire dérailler sa campagne afin que Joe Biden puisse avoir l’espace libre pour faire les choses qu'il doit faire.» Autre effet bénéfique de l’emportement de Trump : l’argent rentre dans les caisses du Lincoln Project, un trésor de guerre que compte bien utiliser le super PAC dans la dernière ligne droite en achetant de la publicité télé et web dans les états-clés. «En nous attaquant, il est devenu notre plus grand bailleur de fonds», sourit John Weaver, l'un des cofondateurs du groupe.

Des pubs télé pour une audience d’une personne

En misant avant tout sur Twitter, le Lincoln Project est certain d’atteindre directement sa cible préférée... sur son smartphone. Et si par malheur, Trump n’a pas vu passer les tweets du super PAC, retweetés des dizaines de milliers de fois, le Lincoln Project a investi dans des spots publicitaire, sur des chaînes câblées de Washington D.C.. Pas franchement un swing state, juste le meilleur moyen de toucher en pleine cible le locataire de la Maison-Blanche, qui passe ses journées devant la télévision. «Certaines publicités sont destinées à une seule personne – dans le cadre de la guerre psychologique avec Donald Trump», assume Rick Wilson, cofondateur du groupe dans une longue et passionnante interview pour le New Yorker.

Le Lincoln Project profite d’un moment politique très particulier. Ces dernières semaines, la faillite de Trump sur la gestion de la pandémie est apparue de manière éclatante et a fortement érodé sa base électorale. «Nous savons que la raison pour laquelle un grand nombre d'électeurs a abandonné Donald Trump, surtout parmi les électeurs indépendants de banlieue, est sa mauvaise gestion de la crise du COVID-19», explique Rick Wilson. Ayant identifié son talon d’Achille – la courbe épidémique qui a entamé une exponentielle depuis début juin -, le Lincoln Project a insisté encoreetencore sur cette courbe, tweet après tweet, vidéo après vidéo. «L’héritage de Trump», conclut un tweet lapidaire.

Twitter plutôt que Facebook

Le choix de Twitter aux dépens de Facebook est également une manière de s’attaquer directement au narratif de la campagne. Les électeurs déterminants sont peut-être sur Facebook mais ceux qui impriment le récit médiatique sont eux sur Twitter. «Tout l'écosystème des médias politiques américains est présent sur Twitter. (...) Lorsque vous essayez de faire avancer le discours médiatique autour de votre propre message, c'est là que vous le faites», analyse Rick Wilson.

Si le succès du Lincoln Project ne peut que réjouir Joe Biden, certains stratèges démocrates s’inquiètent déjà pour l’après-élection. Tout renfort de talent - fusse-t-il républicain - est bon à prendre dans la perspective du duel contre Trump. Mais qu’en sera-t-il si d’aventure Joe Biden s’installait à la Maison-Blanche ? «Si Biden gagne, des organisations comme le Lincoln Project auront une influence et des options nouvelles», écrit l'analyste politique Lincoln Mitchell. «Ils seront bien placés pour être un contre-pouvoir conservateur face aux progressistes qui voudraient voir Biden, une fois élu, mettre un coup de barre à gauche.» Dans le scénario d’une victoire de Biden, le rôle du Lincoln Project reste encore à définir : seront-ils le «en même temps» de droite du Président démocrate ou les rebâtisseurs d’un parti républicain, qui sera probablement à genou ? Les trolls facétieux de Donald Trump ont pris du galon et il faudra compter sur eux. 

 

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- Épisode 1 : Pour 2020, Trump part avec une longueur d'avance sur le web

- Épisode 2 : Limiter le micro-targeting ne résout pas le problème des fake news

- Episode 3 : Le dilemne des démocrates : gagner sans se salir les mains

- Episode 4 : L'apocalypse du deepfake aura-t-elle lieu ?

- Episode 5 : Télé-meetings et feu de bois : la politique US au temps du coronavirus

- Episode 6 : Joe Biden a-t-il déjà perdu la bataille d'internet ?

- Episode 7 : La campagne américaine se tourne vers les apps

- Episode 8 : Twitter va-t-il devoir bannir le troll Trump ?

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