Conjoncture
De plus en plus d’audience, de moins en moins de publicité, les grands médias souffrent d’une situation paradoxale qui menace leur modèle économique. À moins que…

« Tous les indicateurs sont au vert, qu’il s’agisse de télé, de radio, de journaux ou de sites d’info. L’incertitude, voire l’angoisse, incite à savoir, à comprendre et à réfléchir. » Ainsi commence Thierry Jadot dans une tribune publiée le 4 mai sur le site de Stratégies. Le patron de Dentsu Aegis Network en France n’est pas seulement frappé par les chiffres. Il a aussi un espoir diffus mais réel de crédibilité retrouvée post-Gilets jaunes. « La revalorisation soudaine des médias est une bonne nouvelle dans la catastrophe qui nous submerge. Elle témoigne d’une confiance salutaire dans une information indépendante et sourcée, alors même que la société est souvent minée par une défiance vis-à-vis de la politique et, plus grave parfois, des institutions », poursuit-il.

Des audiences qui explosent

Sur le plan quantitatif, on peut citer 1h12 de durée en plus à la télévision par jour (4h40 en avril contre 3h28 un an plus tôt), selon Médiamétrie, 35 % de téléspectateurs supplémentaires du 16 mars au 19 avril, des écoutes numériques des radios qui explosent en mars (+18 %), selon l’ACPM, des records des sites d'actualité comme des abonnements en ligne. A fin avril, le niveau des visites cumulées de la presse quotidienne régionale, par exemple, est supérieur de 88% au niveau observé au cours du mois d’avril 2019, avec un volume cumulé de 704 millions de visites.« Jamais nos audiences numériques n’auront été aussi élevées, constate Pierre Louette, PDG du pôle médias de LVMH. Elles ont doublé par rapport à l’an dernier pour Le Parisien (200 millions de visites en mars) ou pour Les Echos (60 millions). Jamais nos recrutements d’abonnés n’auront été aussi grands »

Seulement, le même patron table sur -50 % de recettes publicitaires au deuxième trimestre, et -25 % sur l’année. Car force est de constater que si les médias ont des audiences florissantes, ils sont aussi dépourvus d'annonceurs. « Les données disponibles et les prédictions raisonnables tablent déjà sur une brutale chute de 40 à 60 % des investissements publicitaires », observe Thierry Jadot. Et c’est une exception en Europe. Car si chacun comprend que les recettes de l’affichage s’effondrent (-80 % ou -90 %) faute de visibilité en confinement, l’affectation à résidence pourrait être perçue comme une opportunité. Or les régies TV doivent compter avec un mois d’avril à -50% en recettes publicitaires nettes (TF1, France TV Pub..).

Des budgets coupés à 60 %

Comme en 2001 et 2008, constate Bertrand Beaudichon, CEO d’Initiative France, il y a eu une sur-réaction dans l’Hexagone, avec des budgets coupés à 60 %. « Quand l’essentiel des audiences est porté par des informations anxiogènes, beaucoup de marques les évitent », justifie-t-il. D’autant que les boutiques sont souvent fermées et les messages inadaptés. La première semaine du confinement, rappelle-t-il, on voyait encore des pubs pour des opérations portes ouvertes « Le cas de la France est tout à fait unique, constate David Larramendy, président du Syndicat national de la publicité TV et patron de la régie de M6. En Allemagne, la baisse a été deux fois moindre ». Même l’Italie et l’Espagne, où la pandémie sévit durement, sont en bien meilleure posture.

C’est d’autant plus difficile à admettre que les chaînes retrouvent, à cette occasion, ce qui leur fait d’ordinaire défaut : des jeunes et des CSP+. « Cela témoigne qu’il y a toujours un lien fort entre ces populations et le média TV, constate Julien Rosanvallon, directeur éxécutif TV & digital de Médiamétrie, les usages SVOD ont augmenté d’une demi-heure mais les deux tiers du temps additionnel sont allés à des programmes TV, avec notamment des scores d’audience mémorables sur l’information (37 millions de téléspectateurs devant Macron le 13 avril) et des films qui sont des grands classiques [La Septième Compagnie, Rabbi Jacob…], ce qui montre la volonté de se raccrocher à des histoires connues et de partager du collectif. » Sur les seuls 15-24 ans, la durée d’écoute a grimpé de 50 % en avril. « Les tranches horaires qui gagnent le plus d’audience sont le 14h-18h, en raison du confinement, mais aussi le 18-21 heures, constate Philippe Bailly, président de NPA Conseil. Il peut y avoir un réflexe retrouvé qui consiste à regarder la télé en préparant le dîner, et un retour des jeunes, deux éléments d’optimisme. » 

Désert publicitaire

Il en va de même pour la presse où les performances s’accumulent. Marianne, par exemple, a vu ses ventes progresser de 27 % en avril. Mais sur le plan publicitaire, c’est toujours le désert. Le président du groupe Le Monde, Louis Dreyfus, a bien résumé l’équation dans une lettre à ses salariés. « Si nos titres, et notamment Le Monde et Courrier International, ont enregistré un triplement du recrutement des abonnés numériques depuis le début du confinement, ces bonnes nouvelles sont loin de compenser les pertes publicitaires et les conséquences du probable dépôt de bilan de Presstalis. » Comme Pierre Louette, il anticipe « plusieurs dizaines de millions d’euros » de pertes en 2020.

Même constat en radio où Régis Ravanas, qui dirige RTL, confiait le 9 avril à Stratégies : « Notre station est à son plus haut historique, avec une progression de 14 % de la PDA [...]. En revanche, notre chiffre d'affaires publicitaire pour avril est dans la lignée des grandes radios privées européennes, entre -70 % et -80 %, ce qui pour 2020, nous pousse à envisager un recul de -20 % à -30 %. » 

Dans le digital aussi, il n’y a que l’audience qui est à la fête. Les sites d’actualité ont gagné en mars 5 millions d’internautes (atteignant 22 millions par jour selon Médiamétrie) et les réseaux sociaux, 8 millions, afin d’échanger entre proches ou amis (23 millions, toujours selon Médiamétrie). Au global, le média internet a progressé de 25 % en temps de connexion (2h35). Pourtant, au deuxième trimestre, les dépenses en display et en search accusent -20 à -30 % (SRI et e-Marketer).

Inflations attendues

Tous les regards se tournent vers le troisième et le quatrième trimestre. Y aura-t-il un effet de rattrapage ? « Il faudrait que le ministre de l'Économie apprenne à fermer sa bouche, éreinte Philippe Bailly, fondateur de NPA Conseil, qui remémore la déclaration de Bruno Le Maire sur "la pire crise depuis 1929". Quitte à ce que les marques soient un peu graves en disant qu'en consommant on aide toute l'économie française ». Et un euro en pub, selon Deloitte, ne permet-il pas d'engendrer 7,85 euros sur le PIB ? « Tout le monde a coupé 15 à 20% des budgets médias mais une bonne moitié est censée être reportée au Q4 », assure Bertrand Beaudichon. À partir de la rentrée, l’inflation attendue est de 15 % en télé et de 20 % en affichage.

Les marques vont aussi devoir trouver un nouveau discours. Celles qui ont prouvé leur utilité sociale (Maif, LVMH avec les gels hydroalcooliques...) peuvent capitaliser dessus. « Les consommateurs attendent encore plus de sens et d’engagements », constate le patron d’Initiative. Cela pourrait même être une aubaine pour la presse capable d'apporter un « bon contexte ». Sauf que, précise-t-il, les annonceurs continueront de vouloir échapper aux environnements anxiogènes. Vous avez dit paradoxe ? « La question de la souveraineté des médias français, en grande partie tributaires des annonceurs et menacés de front par la concurrence numérique mondiale, mérite d’être posée », interpelle Thierry Jadot.

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