Pour distinguer Pierre Bergé de Xavier Niel et de Matthieu Pigasse, inutile de regarder dans leurs participations financières au capital du Monde: elles sont rigoureusement identiques et effectuées à titre personnel, comme l'a martelé ce dernier, par ailleurs directeur général délégué de la banque Lazard, le 14 janvier, devant l'Association des journalistes médias (AJM). Inutile aussi de glisser une feuille de papier à cigarette au sein de leur projet éditorial, car ils revendiquent tous les trois une vision à l'anglo-saxonne du journalisme, où l'on sépare les faits du commentaire. Et attendent un renforcement des pages sur l'économie.
Ils refusent d'ailleurs que le quotidien «prenne parti», y compris lors de la prochaine élection présidentielle. Pierre Bergé évoque un temps où Le Monde«lui a beaucoup déplu», lorsqu'un autre trio (Colombani-Plenel-Minc) le dirigeait, que «la rigueur n'était plus là» et que des «officines étranges, pour ne pas dire policières», dictaient son contenu.
Même le partenariat avec Wikileaks suscite une unanimité qui n'est pas que de façade: «Moins il y a de limites, mieux je me porte», résume le fondateur de Free, qui précise quand même qu'il faut des règles déontologiques susceptibles d'expliquer pourquoi on dévoile des câbles diplomatiques, mais pas des enregistrements lors de l'affaire Bettencourt.
Seule différence notable au sein du trio «BNP»: l'usage générationnel des nouveaux médias. Si Pierre Bergé lit chaque soir Le Monde sur son Ipad, il préfère le contact direct au tweet. Matthieu Pigasse et Xavier Niel, en revanche, ont toujours une moitié du cerveau connectée à leur compte Twitter.
Mais la différence, là encore, s'arrête là. Les nouveaux maîtres du Monde sont au diapason quand il s'agit de préconiser un rapprochement des rédactions Web et papier ou d'expliquer leur refus d'entrer dans le kiosque numérique des journaux, via le GIE E-Presse Premium: «Nous n'avons pas peur de Google, Apple et autres», dixit Xavier Niel. Quant à l'avenir du Post.fr, qui perd toujours plus de 1 million d'euros malgré ses 3,2 millions de visiteurs uniques, il est soumis à l'impératif catégorique du moment: la rentabilité, ou tout au moins l'équilibre… dès cette année.
Redressement à marche forcée
Car c'est bien un projet de redressement à marche forcée qui caratérise le projet industriel du trio. Objectif assigné au nouveau directeur, qui sera désigné le 7 février en conseil de surveillance: «Qu'il incarne le journal, soit présent, très travailleur et ait la volonté de bouleverser les choses», selon Pierre Bergé, pour qui «c'est une idée reçue qu'il ne faut pas bousculer les vieilles dames.» Louis Dreyfus, le président du directoire, ne cache pas ses ambitions: «À périmètre constant, on veut que le groupe puisse avoir une exploitation équilibrée en 2011, avant l'impact des investissements.» Devant les représentants du personnel, le 15 décembre, il était encore plus précis en indiquant vouloir atteindre un résultat opérationnel positif d'une dizaine de millions d'euros dès la fin 2011, contre 22,5 millions projetés en 2010, en intégrant une clause de cession provisionnée à hauteur de 7 millions d'euros (une centaine de départs est attendue au 30 juin).
Le quotidien doit arriver à l'équilibre dès cette année (contre un résultat négatif de 8,9 millions d'euros en 2010) et Télérama tripler ses bénéfices, en passant de 2,1 millions d'euros de marge à près de 5,7 millions d'euros (en réintégrant 1,3 million d'euros de «management fees» ou redevance versée jusque-là à la holding).
Mais comment arriver à un résultat aussi spectaculaire en un temps record? Le trio, qui entend démontrer qu'il n'y a «pas de fatalité pour un groupe de presse à perdre de l'argent», ne songe plus à relaxer les rédacteurs avec des paroles apaisantes. «Il faut s'incrire dans le changement et refuser la continuité», clame même l'homme de Lazard Matthieu Pigasse.
Un premier train d'économies (une dizaine de millions d'euros) à réaliser a été confié à Michaël Boukobza, l'ancien bras droit de Xavier Niel à Free (et son associé dans le mobile en Israël). Mais il ne suffira pas d'encadrer les notes de frais, de contrôler les embauches et de réduire la flotte de quarante-six véhicules de fonction pour parvenir à l'équilibre.
Il s'agit aussi de favoriser les synergies tous azimuts au sein de cette entreprise qui ne s'est jamais pensée comme un groupe de presse. Un déménagement à Paris devrait réunir dans un même immeuble l'ensemble des publications alors que le loyer, boulevard Blanqui, s'élève à 9 millions d'euros. Mieux, le trio «BNP» va procéder au rapprochement de toutes ses structures publicitaires: Le Monde Publicité (détenue à 49% par Publicis), Publicat (la régie de Télérama, liée par un accord de coopération à Lagardère) et I-Régie, qui couvre les activités Internet. «On travaille à l'addition des forces des régies», souligne Louis Dreyfus, qui précise que des discussions sont engagées avec les partenaires minoritaires. Y compris Lagardère, dont le trio souhaite le rachat des 34% dans Le Monde interactif,«mais pas dans n'importe quelle condition».
Des fonctions doublons seront bien sûr supprimées (Emmanuel Castelli, le directeur des ressources humaines du pôle magazines, est déjà sur le départ). Et si la démission de Philippe Thureau-Dangin de la présidence de Télérama donnera lieu à la nomination d'un dirigeant à part entière, les professionnels du magazine sont appelés à travailler sur le projet d'offre du week-end du quotidien, attendue à la rentrée.
Le problème de l'imprimerie
Reste une équation à plusieurs inconnues: Le Monde imprimerie. Représentant une perte de 5 millions d'euros pour 30 millions de chiffre d'affaires et 280 salariés, l'imprimerie a un besoin urgent d'argent frais. Elle voit ses clients partir (Direct matin, Le JDD, Les Échos s'ils gagnent leur procès) et il manque 50 millions d'euros pour la moderniser. Les repreneurs se disent prêts à remettre au pot à condition qu'il y ait un «effort social», que l'État respecte ses engagements et, chose plus délicate, que l'imprimerie trouve de nouveaux clients.
La question d'une parution le matin, pour distribuer le quotidien le même jour sur tout le territoire, sera étudiée. Mais, de façon moins douteuse, l'idée est d'arriver à une parution sept jours sur sept. «J'ai parfois l'impression que vous pensez que nous voulons transformer Le Monde en machine à cash, a lâché Xavier Niel devant les journalistes de l'AJM. Or, tout ce qu'on fait, c'est pour sauver Le Monde.»