Les entreprises ont une responsabilité dans la société civile qui doit aller au-delà de la RSE. Le durcissement du droit à l'avortement aux Etats-Unis n'en est que le dernier exemple en date.
Le 24 juin dernier, l’annonce, pourtant attendue, a fait l’effet d’un coup de tonnerre. La Cour Suprême des Etats-Unis révoquait l’arrêt Roe vs Wade, qui, depuis 1973, accordait aux Américaines le droit d’avorter dans tout le pays. L’annonce a depuis généré de très nombreuses réactions, aux Etats-Unis comme ailleurs dans le monde, avec la crainte de voir cette décision, perçue comme un recul pour les droits des femmes, faire tache d’huile dans d’autres pays occidentaux.
Au-delà de la mobilisation des sociétés, et des prises de position médiatiques de personnalités politiques et publiques en faveur du maintien de ce droit, certaines initiatives ont commencé à émerger. Des initiatives individuelles d’abord, mais également des initiatives d’entreprises, à l’instar de Patagonia, qui vient de s’engager à couvrir les frais de déplacement de ses employées qui seraient contraintes de se rendre dans un autre Etat pour avorter.
Déjà engagé sur les causes environnementales et sociétales, le géant de l’outdoor prend ainsi une position très marquée, engageant sa responsabilité, et rejoint les entreprises déjà mobilisées sur le sujet, quitte à se couper d’une partie de ses audiences. Levi’s, Gucci, CondéNast ou encore Starbucks ont mis en place le même genre de dispositifs de soutien à destination de leurs employées.
Risque de poursuites judiciaires
Cette prise de position permet d’apporter un nouvel éclairage sur la responsabilité de l’entreprise au sein de la société aujourd’hui, et de ce qu’elle pourrait être demain. Plusieurs tendances se dessinent et viennent illustrer un panel de cas de figures, allant de l’incarnation RSE la plus totale au purpose-washing.
Comme souvent, les situations de crise révèlent les potentialités insoupçonnées d’acteurs publics comme privés. En prenant position publiquement et en mettant en place des initiatives permettant aux femmes d’enfreindre les lois de leur Etat d’origine, Patagonia, ou encore Yelp, risquent toutes deux des poursuites judiciaires graves, voire une exposition à des représailles économiques et financières par l’Etat en question.
Bien qu’au départ, le soutien aux femmes concernées n’ait été communiqué que par le biais de notes internes, très rapidement, les deux acteurs américains ont fait le choix de prendre position publiquement, d’engager leur responsabilité et de se positionner comme acteurs de la société civile. En incarnant une opposition ouverte et fermement ancrée sur ses appuis, prête à tenir tête aux institutions, Patagonia et Yelp ont ainsi pris un rôle qui dépasse celui de simple acteur économique.
Dénigrement et boycott
Cette posture est d’autant plus courageuse qu’en se positionnant sur le sujet, les deux marques risquent de se couper de leurs audiences et de générer une mobilisation à leur encontre, voire un boycott. Il y a quelques mois, dans la même logique, Carhartt, marque d’habillement à destination des ouvriers, avait pris position en faveur de la vaccination contre le covid et s’était vue ciblée par une campagne de dénigrement et de boycott savamment mise en scène sur les réseaux sociaux. Il y a de cela quelques semaines à peine, Chanel, en se retirant de Russie dans le cadre de la guerre en Ukraine, avait provoqué le même genre de réactions.
A l’opposé du scope, des marques telles que Coca-Cola ou McDonalds n’ont, elles, pas encore pris la parole sur le sujet. Historiquement basée dans un Etat très conservateur pour Coca (la Géorgie) ou empêchées par la typologie de leurs audiences, les deux multinationales ne semblent pas prêtes à se positionner sur le sujet.
Et c’est là que la notion de RSE trouve ses limites. Il est en effet facile, pour une grande marque, de revendiquer une politique RSE, de vanter les mérites d’une alimentation saine, de s’engager ponctuellement dans des actions solidaires à destination du public, qui lui offriront à court ou moyen terme une exposition médiatique. C’est le concept même du purpose-washing. Ainsi, Nike n’a-t-elle pas hésité longtemps avant de s’emparer du sujet et de prendre publiquement position en faveur du maintien des droits à l’avortement ?
Cohérence des prises de position
Mais quel est le sens de cette prise de position, quand, dans le même temps, et à l’autre bout du monde, des hommes et des femmes ouïghours travaillent à confectionner des T-shirts pour la marque, sous la contrainte, et dans les conditions les plus dégradantes ? Quelle légitimité également quand, plus près de nous, Starbucks, également mobilisé médiatiquement, refuse à ses propres employés la constitution d’un syndicat ? Enfin, comment ne pas être sceptique devant la prolifération des T-shirts et autres objets visant à afficher son soutien à la cause, quand ces mêmes objets sont fabriqués par des mains d’enfants au Bangladesh ?
Oui, les entreprises doivent se positionner et prendre leur part, en tant qu’acteur de la société. Oui, les entreprises doivent agir car, dans un contexte de globalisation et d’hyperconnexion, elles ont tout autant à apporter que les institutions publiques. Mais incarner une responsabilité ne doit pas relever de la posture cosmétique. Cela doit être la concrétisation d’une conviction forte.
Incarner une responsabilité nécessite d’être cohérent dans ses prises de position, d’être conscient de la nécessité pour un acteur public comme privé, de s’inscrire dans le long terme, de ne pas céder à la facilité et d’accepter de prendre pleinement et totalement sa part dans la construction de la société de demain.