[Tribune] Par leur histoire, les entreprises familiales ont su sauvegarder un modèle de rentabilité éloigné des pressions financières court-termistes. Inspirons-nous de leur gouvernance pour répondre aux enjeux actuels.
À la différence de nombreuses entreprises, dont le capital est ouvert à des investisseurs extérieurs, les entreprises familiales s’inscrivent dans un temps plus long que certaines fluctuations conjoncturelles du marché. Avec un horizon de plus de 10 ou 20 ans, la question de la viabilité du modèle économique se pose dans des conditions assez différentes que pour les start-up ou les entreprises du CAC 40.
Non seulement la direction stratégique de l’entreprise prend une profondeur temporelle permettant une audace à plus long terme, mais les investissements qui découlent de ce positionnement tendent à être plus robustes et réfléchis.
Le fait d’avoir une direction générale détachée des volontés d’actionnaires court terme joue pour beaucoup dans cette orientation. Avoir une équipe de direction actionnaire de sa propre entreprise permet de lier de façon plus logique intérêts financiers, opérationnels ou sociétaux de l’entreprise avec une vision long terme, et développer sa propre lecture du marché et de son évolution, parfois à contre-courant des modes du moment.
Orienter leurs profits vers des projets de rupture
Envisageant l’avenir sur plusieurs générations, les dirigeants d’entreprises familiales ont moins de gêne à orienter leurs profits vers des projets de rupture et la transformation de leurs entreprises. Ils disposent également de plus de latitude pour s’éloigner parfois de leur cœur de métiers et diversifier leurs activités.
Certes, cette plus grande liberté peut se retourner contre les intérêts de l’entreprise si ses dirigeants sont mal avisés, mais cela est également vrai d’entreprises à direction tournante. C’est peut-être même pire lorsque c’est toute l’orientation stratégique du conseil d’administration qui est défaillante car alors, diverses équipes de direction peuvent se succéder sans que le fond du problème soit réglé.
De façon générale, les entreprises familiales garantissent une forme de pérennité qui ne se trouve que rarement dans les entreprises contemporaines. Et cela est dû à l’unité de la vision stratégique ainsi qu’à la limitation du nombre de lieux de prise de décision.
Un modèle plus adapté à la prise en compte des enjeux sociétaux
Bien menées, la stratégie de l’entreprise familiale et la vision de son dirigeant peuvent générer une grande émulation au sein de leurs équipes. De nombreux cadres et employés peuvent trouver en effet dans cette pérennité un cadre stable pour la bonne conduite de leur travail quotidien.
L’inscription dans le temps long peut aussi permettre de prêter l’oreille, avec une acuité particulière, aux grands bouleversements de notre société. Et, ce qui est mieux encore, elle permet d’activer des leviers d’actions à intégrer dans la conduite des affaires. Pensons par exemple à la manière dont certaines entreprises familiales, comme Yves Rocher par exemple, ont pu ouvrir la voie dans la prise en compte des enjeux climatiques dans leurs chartes. Elles ont également été pionnières dans la qualification d’entreprises à missions.
Pensons également aux transformations actuelles du monde du travail. Le télétravail, le turn-over massif et la perte de sens dans certaines entreprises sont autant de phénomènes qui bouleversent la structuration des entreprises. Or, lorsque le cadre formel se désagrège, la capacité à maintenir un cap sur le temps long et à créer du sens pour tous les collaborateurs peut être le ciment qui maintient une organisation. L’incertitude contemporaine, ressentie par tous, appelle à renouveler la confiance entre collaborateurs. Le monde du travail subit aujourd’hui une forte diminution de l’attachement de certains collaborateurs à leurs entreprises, mais cela a commencé bien avant la covid par les changements rapides de dirigeants, en particulier dans les entreprises financées par des fonds.
Engagement partagé dans un même but
Par leurs investissements personnels, à la fois en termes humains et financiers, les dirigeants d’entreprises familiales partagent le destin de l’entreprise avec leurs collaborateurs. Ils gagnent et perdent ensemble. Cet engagement partagé dans un même but peut créer les liens de solidarité et développe l’attachement de tous à un projet collectif.
Il est clair en effet que les employés sont plus enclins à faire confiance à des dirigeants qui partagent les bénéfices et les pertes qu’à des investisseurs lointains dont les objectifs apparaissent souvent obscurs et pour qui la valeur se constitue non pas par des bénéfices futurs mais par une promesse de revente d’ici quelques années.
Les crises actuelles (climatiques, géopolitiques, énergétiques) nous forcent à reprioriser le long terme, alors que la financiarisation des dernières décennies a souvent focalisé la gouvernance des entreprises vers des résultats court terme, au maximum à cinq ans. Les entreprises familiales sont des précurseurs du changement qui doit aujourd’hui s’opérer dans toutes les entreprises. Il est utile de s’inspirer de leur gouvernance et de leurs méthodes pour une croissance plus durable.