Quand on a l’occasion de rencontrer l’idole de sa jeunesse, de travailler avec lui, de le faire jouer devant une caméra pour se moquer de lui-même, on se dit qu’on a de la chance. Oui, Bernard était une chance pour ceux qui le rencontraient. Il y aura toujours des tristes sires pour vous dire le contraire. Je voudrais juste m’attarder sur sa part de lumière qui était tellement plus belle, plus riche et plus grande que sa part d’ombre. Je ne réalisais pas une pub, je réalisais un rêve d’enfant.
Et à 34 ans, je culminais fièrement à 7 ans d’âge mental. Le brief était simple : Connexion, enseigne indépendante en électronique grand public, voulait faire une pub cinéma sévèrement burnée pour la rentrée 1999, face à ses concurrents mastodontes du retail. Il fallait secouer, perturber, chatouiller et surtout déstabiliser avec du courage et beaucoup moins de moyens.
Le choix de Bernard Tapie en ambassadeur s’imposa comme une évidence. Star populaire passée par la case prison sans toucher 20 000 francs, Nanard faisait son come-back et d’ailleurs personne ne s’était vraiment rendu compte qu’il était parti quelque temps à l’ombre tant les médias ne parlaient que de lui, nuit et jour. Ce génial touche-à-tout était toujours là où l'on ne l’attendait pas. Son premier métier fut vendeur de téléviseurs, en les laissant chez les clients pendant un mois gratuit. Il avait inventé la technique de vente qui tue : faire acheter plutôt que de vendre. C’était l’argument clé pour créer le lien avec Connexion.
Il aurait voulu être un artiste, alors il a commencé par être chanteur, puis il a refusé le rôle que Lelouch lui avait proposé dans le cultissime L’aventure c’est l’aventure, permettant à son remplaçant de luxe, Aldo Maccione, d’écraser le box-office avec la Ferrari, le mulet n’étant pas assez rapide.
La star du business
Il devint la star du business, le sauveur parigot de Marseille, le premier et seul grand champion d’Europe de foot, le champion du monde de traversée de l’Atlantique ouest en monocoque sur un 4 mats de luxe, deux grands Tour de France et puis s’en va, sans oublier d’autres exploits qui ont fait s’étrangler ses opposants et contradicteurs. L’intelligentsia comme on les appelle. Heureusement qu’il y a le mot «intelligent» dedans, on ne l’avait pas remarqué.
Et comme rien ne lui résiste, la politique lui tend les bras, puis lui tord le bras, lui fait plier un genou à terre et tente de l’éliminer. Mais on ne met pas Tapie au tapis, on le renforce. Même pas mal, même pas peur. Sa vie est un film dont il était le comédien principal, le producteur, le réalisateur et le publicitaire. En 1985, Jacques Séguéla, son meilleur ami, le fit jouer dans la pub de sa propre marque, les piles Wonder. Il faut dire que le sujet était taillé pour lui : «Qu’est ce qui fait marcher Tapie ? Moi, je marche à la Wonder !». Un slogan, un vrai, un tatoué que tous les Français ont en tête 36 ans après.
Pour Connexion, on nous attendait au tournant et il était interdit de faire un nanar. A la première réunion, j’ai senti que ça allait faire plutôt des étincelles. On s’était déjà rencontrés quelques années plus tôt, en 1993, au moment où la FFF a retiré le titre de champion de France à l’OM. Ulcérés par cette décision injuste, mon frère Yankel - qui avait créé la fameuse marque de T-shirt Antisèche - et moi avons eu l’idée de produire 10 000 T-shirts avec la Marseillaise dans le dos. Mais pas n’importe quelle Marseillaise. J’avais délibérément réécrit les paroles pour le contexte. Rouget de l’Isle ne me l’a jamais pardonné : «Râlons enfants de la patrie, le jour de poisse est arrivé, contre nous de la calomnie, on veut nous marcher sur les pieds…» Le soir même, toute une tribune du Vélodrome portait le T-shirt et chantait à tue-tête ce chant révolutionnaire avec les commentaires émus de Thierry Roland et Jean-Michel Larqué.
Bernard voulait tout contrôler
Bernard se souvenait très bien de ce moment. Il n’oubliait jamais ceux qui l’avaient aidé dans des moments compliqués. Ça m’a permis d’avancer avec lui sur le script, mes intentions de réalisation, de montage et de musique. A la qualité de ses questions, j’ai pu constater à quel point il maîtrisait son sujet.
Le script mettait en scène deux Tapie. Le Tapie d’après, qui a muri en sortant de prison, qui a pris du recul sur sa vie et ses erreurs. Il va suivre et observer Nanard, le Tapie d’avant, qui fait connerie sur connerie : «erreur d’arbitrage» (prémonitoire de son arbitrage financier de 2008), dans la peau d’un arbitre rejouant la scène de la main de Benfica-OM, «erreur judiciaire», victime d’une justice aveugle qui le prend pour un voyou alors qu’il veut aider une mamie à traverser, «erreur de manœuvre», déguisé en marin d’eau douce, se retrouvant par-dessus bord par maladresse.
Il finit dans un magasin Connexion avec quelques cocards et ecchymoses sur l’œil gauche. Là, il se retourne vers son moi-assagi qui lui dit :
- « Et bien toi, on peut dire que tu les collectionnes.»
- Montrant ses bleus : «ne m’en parle pas… Mais pour acheter tout ça, je fais comme toi. Je vais chez Connexion.»
- Tapie le regarde, étonné.
- «Quoi ??? J’ai redit une connerie ??»
- «Non, c’est pas une connerie. Tu vois, t’es sur le bon chemin !»
Le spot se termine par le claim «L’erreur, c’est d’aller ailleurs». L’autodérision lui allait comme une moufle. Ça tombe bien, c’est le genre comique préféré des Français. Arrivés sur le lieu de tournage dans cette sublime ville de St-Malo, je compris tout de suite qu’on avait changé de registre. Bernard voulait tout contrôler, les plans, la mise en scène, les cadrages, le rythme, la lumière, les décors et si je n’étais pas intervenu, il aurait aussi changé lui-même les menus du catering.
Il ne respectait que ceux qui lui résistaient
Il faut reconnaitre que toutes ses remarques étaient à la fois pertinentes et judicieuses. C’était un homme de com' hors pair et un fils de pub génétique. Il était le porte-parole de tout ce qu’il faisait et avait un instinct de ce qui était populaire ou non, de ce qui était juste ou non, de ce qui était fort ou non. Il fallait bien entendu l’écouter tout en lui rappelant qu’il n’y avait qu’un seul boss sur le tournage et que, pour une fois, ce n’était pas lui. J’ai dû le «convoquer» en début de tournage pour mettre deux ou trois choses au point. Je ne trahirai jamais la teneur de nos échanges tant je le respecte, mais pour le bien du film, je devais lui parler cash, ce qui me valut le sobriquet de «cowboy» ou Joss Randall pour les plus jeunes.
Bernard ne respectait que ceux qui lui résistaient à condition qu’ils aient des arguments armés comme une winchester et bétonnés comme Fort Alamo. A partir de cet instant, le tournage allait être l’un de mes plus beaux souvenirs de réalisateur. Comédien hors-pair, il mettait du rythme pour renforcer l’esprit burlesque du film. Toujours juste, jamais too much, à la fois physique et serein, nerveux et calme. Il jouait à fond en prenant un malin plaisir à chaque prise de me dire ce qui allait ou non. Et il avait raison. L’erreur aurait été de ne pas le choisir. L’erreur aurait été de ne pas l’écouter ou de le traiter comme un acteur lambda. Il était Tapie. Unique, irremplaçable, inimitable.
Connexion était ravi du résultat et constata pendant le tournage son extraordinaire popularité dans les ruelles de St Malo. Les Français étaient heureux de le voir et de lui témoigner son amitié, son amour, son respect. Ils ne l’avaient pas jugé, ils l’aimaient, tout simplement. Je réalisais mon rêve de gosse. A 15 ans, je me voyais déjà, en haut de l’affiche. Avec lui à mes côtés en photo sous le titre «Tapie et Tapiro sont dans un bateau». Ce n’était pas mégalo, juste un rêve d’ado. 20 ans plus tard, le jour de la sortie du film, Stratégies publia un article et titra «Tapie et Tapiro sont dans un bateau». J’en frissonne encore.
Merci Bernard de m’avoir autant appris à tes côtés. Merci pour ton génie, ton énergie, et cette foi sans limite. Merci pour ta générosité, ton courage et ton enthousiasme. Merci d’avoir dépassé le modèle que j’imaginais.