Nous cherchions l’accroche la plus sérieuse possible pour entamer cet article afin qu’il ne sonne pas comme un épiphénomène de geek. Et nous l’avons trouvée. Dans le document S-1, déposé le 19 novembre par Roblox, auprès de la Securities and Exchange Commission (SEC). Au gendarme américain de la Bourse, l’éditeur de ce jeu en ligne explique ainsi son métier : « Certains appellent notre catégorie le métavers, un terme souvent utilisé pour décrire le concept d'espaces 3D persistants et partagés dans un univers virtuel. L'idée d'un métavers a été décrite par les futurologues et les auteurs de science-fiction depuis plus de 30 ans. Avec l'avènement des appareils informatiques grand public de plus en plus puissants, du cloud computing et des connexions internet à haut débit, le concept de métavers se concrétise. » Aux États-Unis, deux tiers des 9-12 ans se connectent au moins une fois par mois sur Roblox, qui a augmenté son audience de 82% en 2020 à 31,1 millions de joueurs quotidiens. Lors de sa dernière conférence auprès des développeurs, le fondateur et PDG David Baszucki a parlé de « construire le système d'avatar ouvert le plus puissant », d’« émuler entièrement le monde réel » ou de créer un « traducteur universel » pour que les joueurs du monde entier puissent parler ensemble dans le jeu grâce à l’« audio spatial » ou que « qu’une entreprise de plus de 100 personnes se développe sur Roblox ». Virtuel, mais aussi sonnant et trébuchant : de janvier à septembre 2020, l’éditeur a reversé 209 millions de dollars à sa communauté de 7 millions de joueurs-développeurs qui créent le contenu du jeu, contre 72 millions un an avant. Une ambition que ceux qui n’y ont pas joué peineront à cerner.
Transformation numérique en deux mois.
C’est que la pandémie a précipité les choses et ébranlé nos certitudes. Pour le patron de Microsoft Satya Nadella – propriétaire de Minecraft, l’une des plus importantes plateformes sociales virtuelles – « nous avons assisté à deux ans de transformation numérique en deux mois ». Quand les joueurs confinés allaient sur leur île dans Animal Crossing pour s’évader, l’économie réelle allait les retrouver pour exister virtuellement : opérations marketing, concerts, conférences… « Je pense que la manière la plus plausible qu’un métavers se développe est par l’interconnexion de plus en plus d’entreprises et de marques », expliquait en juillet Tim Sweeney, PDG d'Epic Games - éditeur de Fortnite -, dans une interview à Joseph Kim sur Medium. Le fait marquant de cette « bascule » est sans conteste le concert de Travis Scott dans Fortnite qui a réuni 27,7 millions de spectateurs virtuels et généré 20 millions de dollars réels pour le rappeur. En avril, Havas Sports Entertainment et Puma organisaient un concert du rappeur Alonzo dans GTA. En juin, le championnat du monde d'endurance (WEC) organisait les 24 Heures du Mans dans le jeu iRacing, avec des équipes mixtes entre vrais pilotes et « sim racers ». « Grâce au virtuel nous avons pu constituer une grille improbable avec des champions du monde entier, et même d’anciens pilotes avec leur fils » nous confiait Gérard Neveu, alors directeur général. Avec 63 millions de vues en audience cumulée (sur Twitch, YouTube mais aussi à la TV avec Eurosport ou ESPN), c’est l’événement e-sport qui a réuni le plus de monde. Et les sponsors comme Rolex, Total, Michelin ou MMA, ne s’y sont pas trompés. Si bien que l’organisateur n’exclut pas de pérenniser ce rendez-vous virtuel. Ainsi le sujet n’est pas tant de voir les marques promouvoir leurs produits dans des jeux comme elles le font ailleurs, mais de les voir s’y investir comme elles le feraient dans le monde réel. Christopher Nolan a révélé la bande annonce de Tenet dans Fortnite. En France, l’association L’Enfant Bleu a aidé 1200 enfants victimes de violences à parler via ce même jeu. L’agence Bold House a reproduit le Citadium Haussman dans Fortnite pour que les joueurs s’affrontent dans le magasin…
Univers complémentaires
Dans cette ruée, les agences s’organisent. Au Royaume-Uni, Dentsu a lancé au cours de l'été sa division spécialisée dans le jeu DGame et compte déjà plusieurs clients dont Kellogg's, Mondelez et Santander. Chez We Are Social, « on y croit à 100% et cela fait plusieurs années que nous nous préparons et éveillons les marques à ce phénomène émergent car les métavers vont devenir des univers complémentaires comme le sont les réseaux sociaux aujourd’hui », annonce Fabien Gaëtan, creative strategist. La start-up Xsolla lançait en octobre une plate-forme permettant d'organiser des événements virtuels avec des avatars 3D. Chez les éditeurs aussi. Sony Music recrute par exemple en ce moment des gens pour « réimaginer la musique à travers des médias immersifs » et sachant développer sur le moteur graphique Unreal.
Mais tout cela donne quand même une impression de déjà-vu pour qui se souvient de Second Life. Le temps a peut-être effacé une partie de l’ampleur du phénomène mais comme nous le rappelle un publicitaire qui était « barman pour Heineken et se levait chaque matin pour travailler dans Second Life : toutes les marques s’y étaient engouffrées ». Le youtubeur Sylvqin raconte dans une vidéo avoir installé le jeu, à l’époque, pour y découvrir l’île de la Caisse d’Épargne, initiative vantée sur une affiche au sein même de l’agence… Reuters y avait son agence de presse et ses journalistes. Des agents immobilier y faisaient florès et certains sont devenus riches. En 2007, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy y avaient leur QG. Jean-Marie Le Pen aussi et des joueurs avaient manifesté pour en dénoncer l’impact négatif sur l’immobilier ! Dix ans plus tôt, Canal+ avait tenté Le Deuxième Monde, un univers virtuel où l’on pouvait se balader dans Paris en 3D. Mais c’est Second Life qui a percé car il y apportait interconnexion et liberté de création. Standford y a donné des cours virtuels, des gens s’y sont mariés et, années 2008, oblige : des financiers y ont créé des pyramides de Ponzi. Et ont contribué à la faillite de l’économie du jeu… Dans le même temps, un certain Facebook proposait une expérience plus lisible et tout aussi large et remportait la mise, réalisant la vision du fondateur de Second Life, Philip Rosedale. Il avait prédit : « Une grande partie de la vie humaine pourrait se déplacer vers un niveau digital. Bien sûr, c’est une pensée horrible, un changement effrayant, mais c’est inévitable et aucun geste politique ne pourra empêcher cette évolution technologique de nous connecter. »
Relier les cerveaux
Le même Facebook, en perte de vitesse désormais, essaie de rattraper sa jeune audience avec le virtuel. Il mise sur Horizon, un environnement en réalité virtuelle. Après avoir racheté Oculus pour immerger ses utilisateurs dans la réalité virtuelle – avec un succès encore relatif – Mark Zuckerberg dépensait en 2019 500 millions de dollars pour CTRL Labs, une start-up qui travaille sur l’interface cerveau-machine. Le patron de Facebook l’a déjà dit : sa vision long terme et de relier nos cerveaux. Elon Musk planche aussi sur ce projet avec Neuralink, alors que les start-up se multiplient dans l’univers de l’haptique pour accentuer notre immersion, à l’image de HaptX qui a créé une combinaison intégrale. Avatar, nous voilà. À côté du tout virtuel, d’autres développent un futur réel, mais augmenté, comme Snap. La société se définit d’ailleurs plus comme une entreprise de réalité augmentée qu’un réseau social. « Le principe de la réalité augmentée, c’est de pouvoir rendre le quotidien plus ludique grâce à cette surcouche d’information qu'on vient apporter. On propose déjà aux marques de s'emparer de ces fonctionnalités. À l’instar de Lévis qui propose aux utilisateurs de Snapchat d'habiller leur avatar avec des pièces iconiques de la marque. Sans cesse, on fait des aller-retour avec ces environnements virtuels/augmentés et le réel », explique Emmanuel Durand, directeur général France de Snapchat. L’AR a connu un plébiscite imprévu en 2016 avec Pokémon Go, démontrant qu’une techno avant-gardiste pouvait être subitement adoptée par des profanes. Dans un autre registre, Google Maps permet désormais à quiconque est muni d’un smartphone compatible avec AR Core d’enrichir Street View de ses propres photos, afin de « capturer » le plus de réalité possible. Microsoft, lui, a pour la première fois modélisé la Terre entière dans son jeu Flight Simulator.
Depuis Second Life, assez de choses ont changé aux yeux de Sébastien Genty, directeur général en charge des stratégies chez DDB Paris, pour voir ces métavers éclore : « Sur le plan technologique, les jeux mobiles donnent accès au plus grand nombre [comme Fortnite, qui est multiplateformes], la 5G consolidera la connectivité, le cloud gaming permet d’accéder à des interfaces très immersives en un clic, via un abonnement [via Google Stadia ou le français Shadow Blade]. Sur le plan créatif, l’explosion des typologies de jeux permet à chacun d’y trouver son compte. Sur le plan culturel, les joueurs des années 90/2000 ont aujourd’hui des responsabilités. Enfin sur le plan économique : des jeux comme Minecraft ou Fortnite sont gratuits, donc ils n’ont pas de barrière à l’entrée ». Les métavers, inéluctables ?
Confinement numérique
Comme le disait Bill Gates, « on surestime toujours le changement à venir dans les deux ans, et on sous-estime le changement des dix prochaines années. » Alors qu’un an de pandémie a mis 58% des télétravailleurs en situation de « détresse psychologique » en France, selon le cabinet Empreinte humaine, les escapades pour se changer les idées dans l’univers coloré d’Animal Crossing feront-elles vraiment partie de nos aspirations lorsque le Covid-19 sera derrière nous ? A-t-on envie de vivre dans le monde, fût-il virtuel, selon Zuckerberg après des années de scandales sur la protection de la vie privée ? Si dans Ready Player One - dont la promotion du second opus a eu lieu dans Roblox, forcément - les hommes fuient la misère en s’évadant dans l’Oasis, l’herbe n’est pas toujours plus verte ailleurs : en 2005, les joueurs de World of Warcraft ont été frappés par une pandémie dit du « sang corrompu » qui avait mené au premier confinement numérique.