Samuel Tamagnaud, président France & deputy CEO de Morgan Philips Group, cabinet de recrutement et de gestion de talents, interroge les changements de paradigmes RH liés à l’arrivée des nouvelles technologies et à l’évolution des mentalités en entreprise.
Avec plus de 550 collaborateurs, Morgan Philips accompagne depuis 2013 plus de 5 000 clients sur toutes les dimensions de la planète RH. Et pour la première fois, les informations terrain ont été collectées, structurées pour dégager les grandes tendances de 2025. Avec une communication plus musclée à la clé, et surtout une mise en perspective qui s’appuie sur les trente ans d’expérience dans le secteur de Samuel Tamagnaud, son président en France, qui a connu « une succession de crises et de périodes de croissance. » Un exercice de style qui sera systématisé les prochaines années, avec les retours d’expérience glanés lors du Trophée du RH de l’année.
Quelle évolution du monde du travail vous paraît centrale en cette fin d’année 2024 ?
Sans conteste, l’évolution marquante de cet écosystème est la prise de conscience de la place qui doit être dévolue aux ressources humaines. On est au tout début de cette tendance. Ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Or un décideur ne peut pas aujourd’hui parler de l’individu comme élément fondamental de l’entreprise, si les RH ne font pas partie du comex, si on n’investit pas sur cette fonction… avec un redimensionnement du périmètre. Le scope est beaucoup plus large. Essentiellement tournées vers les relations sociales, elles englobent maintenant les compétences, la formation, l’évolution des carrières… Avant covid versus post-covid, les paramètres ont évolué.
Au cours des dernières décennies, les salariés ont toujours eu l’impression que les RH constituaient un pilier de l’entreprise, était-ce faux ?
On se trompe sur le poids accordé aux RH dans les entreprises. On l’a surestimé. Mais aujourd’hui, elles doivent se développer dans une relation plus individuelle que collective. C’est là que ça se complique pour les managers. Entre collectif et individuel, le manager a du mal à gérer, surtout dans un contexte fragile, anxieux, non-linéaire, incompréhensible - ce que l’on appelle le monde Bani (bizarre, artificiel, non-linéaire, incertain) -, en remplacement d’un monde Vuca (volatilité, incertitude, complexité et ambiguïté). D’où l’intérêt porté à la capacité de résilience, de réagir aux perturbations, à la créativité. On ne sait plus où on en est. L’environnement n’est pas très séduisant.
Dans ce contexte anxieux, le manager se mue-t-il en manager psy ou manager soignant ?
Manager psy, le terme résume bien ce qui se passe. Et, cela n’a rien à voir avec ce qu’ils ont appris dans les business schools. La capacité d’adaptation, d’agilité va prendre plus de poids que le management vertical comme enseigné. Trouver des bons managers sachant allier compétences et intelligence émotionnelle est une affaire compliquée. On a beau sortir d’écoles de commerce – on le voit tous les jours -, ils n’ont pas cette capacité à aller vers l’autre. On trouve des bons techniciens, des bons experts. C’est moins vrai des bons managers.
De quoi se plaignent les managers aujourd’hui ?
Lors de nos échanges, ils soulignent de devoir faire du sur-mesure avec chacun de leurs collaborateurs. Cela demande beaucoup d’énergie. Or, sans cela, une partie de l’équipe est perdue. Aussi, les DRH doivent-ils former leurs managers. Mais, peut-on former à l’empathie ? Peut-on le faire avec un manager qui a vingt ans d’expérience ?
N’y a-t-il pas un double risque pour les entreprises : d’une part, celui de perdre des collaborateurs soucieux de la prise en compte de leurs émotions, et d’autre part, celui de perdre des managers qui se retrouvent mis de côté faute d’empathie ?
Effectivement, les entreprises font face à de multiples enjeux, avec le risque de casse sociale, si elles ne savent pas anticiper, si le manager court toujours derrière la technologie… Il n’y a qu’à voir du côté de l’industrie automobile, où les conséquences de l’arrivée de l’électrique n’ont pas été mesurées, anticipées. Le paradigme n’est pas le même ! Comment alors embarquer les collaborateurs ? Il faut aller chercher la cohérence entre technologie et management. Il y va de l’adaptation à un système qui va de plus en plus vite. Cela va être la même chose avec l’intelligence artificielle. Même si on en parle beaucoup, qui forme aujourd’hui à l’IA ?
La formation va devenir plus essentielle encore ?
On parle là du cœur du réacteur. Entre développement individuel et collectif, les attentes sont là. Mais on a du mal à voir le retour sur investissement ! Comment cela peut-il se calculer ? Il ne s’agit pas d’un agrégat économique. La mécanique doit s’inscrire dans le temps long. Je vis de la désorganisation des entreprises, aussi peut-être ne devrais-je pas le dire de cette façon… Mais, les entreprises capables de faire évoluer leurs collaborateurs sont les plus performantes. Avec, pourquoi pas, des formations sur la philosophie. On a besoin de comprendre les humains, l’émotionnel, comment les salariés fonctionnent à titre individuel pour mieux interagir ensuite. Cela colle au besoin de sens largement exprimé. Pour contribuer à lutter contre l’anxiété générale, le manager doit ainsi s’attacher à régler les petits sujets du quotidien.
Croisez-vous souvent des managers qui jettent l’éponge ?
« J’ai donné. J’en peux plus ». On l’entend. Le focus porte dorénavant sur l’opérationnel. Ils ne veulent plus subir. La formule qui tente aujourd’hui est d’avoir un micro-centre de développement, avec l’idée de plugger des compétences extérieures ou internes. Mais un nouveau risque va poindre : la perte de lien social. À la manière d’un Didier Deschamps, le manager devra gérer un collectif composé d’individualités fortes. Être manager aujourd’hui ressemble au métier de chirurgien. Ou à faire dans la dentelle. À accepter de dire qu’on s’est trompé. Or la culture française est tout autre. Les routes sont sinueuses, mais il y a un cap. Il faut le dire. Dire que l’on n’a pas la réponse aussi. La communication est essentielle dans un monde « Bani ». La vie en entreprise, ce n’est pas tout blanc, ou tout noir. On travaille de plus en plus en zone grise.
Mais toutes ces préoccupations ne sont-elles pas des caprices d’enfants gâtés ?
C’est vrai qu’on oublie trop souvent que l’on vit dans un formidable pays. Avec des salariés qui peuvent s’approprier du temps de l’entreprise pour leur bien-être, sans pour autant devenir des petits Club Med. Mais, les revendications au bien-être sont – c’est vrai aussi - une spécificité du secteur des services. On vit dans deux mondes parallèles. Ramener les collaborateurs à la raison est nécessaire. Ce travail doit commencer auprès de nos propres enfants. Pour beaucoup, l’effort n’est pas une option. Aussi, le contournent-ils…