Autrice de best-sellers sur le management, comme «La Comédie (in)humaine», coécrit avec Nicolas Bouzou, et «Développement (im)personnel» (Éditions de l'Observatoire), la philosophe-essayiste et conférencière Julia de Funès a publié en octobre «La Vertu dangereuse». Observatrice et révélatrice de son époque, elle fustige la «bien pensance» en entreprise et le «managérialement correct».
En 2018, La comédie (in)humaine, ou comment les entreprises font fuir les meilleurs, cosigné avec l’économiste Nicolas Bouzou et paru aux Éditions de l’Observatoire, l’a propulsée sur le devant de la scène médiatique. Depuis, elle arpente les entreprises et les plateaux de télé ou les studios des radios pour parler des ressources humaines et de l’entreprise, avec 150 conférences à la clé en 2023, pointe les sujets de crispation actuels, dénonce les modes managériales et met la philosophie au service des dirigeants d’entreprise pour prendre du recul sur les tendances, sur le « managérialement correct » du moment. Cet automne, son cinquième livre en solo a été publié sous le titre La vertu dangereuse, toujours aux éditions de l’Observatoire. En pleine promotion de cet ouvrage, et à quelques jours de la fin du chapitre de 2024, elle a accepté pour Stratégies de regarder l’année dans le rétroviseur. Entretien au pas de charge.
Vous pointez les modes managériales. Cette année 2024 a-t-elle été marquée par de nouvelles modes ? En avez-vous repéré ?
Julia de Funès. Ce n’est pas séquencé par année. La temporalité ne prime pas car c’est beaucoup plus fondu. Ce sont des forces qui s’imprègnent depuis des décennies. Mais des choses ressortent davantage. On peut citer : la bienveillance ; les soft skills ; la fréquence du mot « talents » de plus en plus marquée en entreprise… Des tendances venues tout droit des États-Unis, souvent avec dix ou quinze ans de retard. Là encore, on peut citer le wokisme. Ce mouvement peut être considéré comme marginal, pourtant, il est assez présent dans les grandes entreprises. Et il se diffuse dans toutes les sphères de la société, à l’université… Comme sur la pente d’une autoroute… De même, on a perdu toute forme d’autorité. C’est le nivellement généralisé. Cela se crispe au niveau de la diversité ou de l’inclusion. Pourtant, 90 % des entreprises ont un responsable dédié. Il y a une émergence de cette non-pensée facile. Pas de nouveauté, mais des traits qui s’accentuent.
Une année 2024 marquée, selon vous, par l’accentuation de tendances déjà observées ? Ou par une rupture dans les habitudes ?
On vit plutôt un moment de bascule. Beaucoup de raisons d’éloges se sont retournées, pour se transformer en causes d’effroi. Un exemple avec l’égalité des droits, qui est un pilier de la démocratie. Cela s’est retourné en égalitarisme. Comment ce retournement s’est-il finalement traduit par une forme de vice ? Tout est une question de dosage. Tout le monde est favorable à la parité ou bien encore à l’égalité homme/femme. Mais quand on pousse trop la parité aujourd’hui, on va contre les femmes. On pousse la condition biologique, et cela camoufle l’inégalité de vie entre les hommes et les femmes. Comment aujourd’hui est-ce devenu un vice ? Comment détériore-t-on cette notion positive à l’origine ? Aujourd’hui, on ne veut pas de tel ou tel individu. On veut un blanc, un jaune ou bien encore un rouge. Ce cheminement va contre la reconnaissance. On le fait pour l’inventaire qu’il incarne. Le monde de l’entreprise est traversé par une moralisation facile, une idéologie identitaire. On ne parle plus des raisonnements. Dorénavant, on a deux camps, celui du bien, celui du mal. C’est oublier que bien et mal s’entremêlent
Mais n’est-ce pas une question de stade ? Dans un premier temps, le constat est dressé de l’inégalité ou encore de l’absence de parité avant d’envisager un mouvement de balancier, vers plus d’équilibre ?
On a passé le stade de la vertu dangereuse. L’étape d’après sera de remettre de l’esprit critique, du pragmatisme. Un travail d’équilibre est nécessaire, avec des nuances. Avoir aussi le courage de dire son intérêt. La prise de conscience est là. Il faut déconstruire pour libérer. Jamais les entreprises ne se sont autant interrogées sur leurs pratiques, sur le sens ou le bien-fondé de leur raison d’être. Mais gare à l’effet cosmétique. C’est pire que tout. Collaborateurs et clients ont alors la sensation d’être pris pour des imbéciles. Dans le cas contraire, ça marche très bien. L’entreprise doit concéder d’être un moyen, mais ne constitue plus un but en tant que tel.
Vous situez aux États-Unis la source de modes managériales nuisibles à l’entreprise. Mais n’y a-t-il pas de bonnes pratiques à reprendre outre-Atlantique ?
On ne prend pas ce qui serait bon pour l’entreprise. La culture du résultat, par exemple. Le complexe de la réussite prévaut en France. On est dans l’égalitarisme, à ne pas vouloir faire de vagues, quand les États-Unis sont marqués par le self-made-man, par exemple. Cette attitude dans l’Hexagone est liée à notre passé colonial. On s’engouffre dans les bons sentiments, dans le positivisme.
La philosophie séduit-elle le monde de l’entreprise ?
Longtemps, entreprise et philosophie n’ont pas fait bon ménage. Il fallait justifier de l’apport de la philosophie. Parler solutions pour lever les critiques. Or mes conférences marchent très bien. Rien que pour l’année 2023 – le bilan pour 2024 n’a pas encore été établi -, on en est à 150. Les dirigeants d’entreprise demandent un autre son de cloche. Ils me le disent.
Que vous disent ces patrons ?
Ils me rapportent qu’une autocensure s’est installée. On n’ose plus dire les choses. Le feed-back positif a tellement été prôné que l’on n’ose plus dire le négatif dans l’entreprise… Le rôle du philosophe est justement d’oser dire, pour éviter de tomber dans du prêt-à-penser. D’amorcer un mouvement vertueux. À l’issue de certaines interventions, des dirigeants ou des managers viennent me remercier de dire quand la parole en interne n’est plus possible. Et j’interviens dans les grandes comme dans les petites et moyennes entreprises (PME).
Quels sont les thèmes porteurs de ces conférences ?
Celles-ci traitent de la reconnaissance ou du mérite, ou bien encore du sens au travail. J’essaie de me concentrer sur des sujets communs, quel que soit le secteur : artisans, médecins, Assistance publique-Hôpitaux de Paris (APHP)… Beaucoup me disent que ces conférences les ont réconciliés avec la philosophie. Les jeunes apprécient cette approche pragmatique. Ils voient tous les apports de la discipline pourtant perçue comme élitiste ou jargonneuse. Or, elle doit s’adresser à tout le monde. Mes livres se vendent d’ailleurs très bien. Quinze mille exemplaires de La vertu dangereuse ont été vendus depuis sa sortie le 16 octobre dernier. Pour un essai en philosophie, c’est bien. Des polémiques ont vu le jour avant même sa diffusion. Les lecteurs risquent d’être déçus car il n’y a rien d’explosif dans ce livre.