Quatre ans après une entrée fracassante dans les modalités d’organisation du travail, le télétravail est à nouveau discuté. Mais le contexte français n’a rien à voir avec les volte-face américaines que l’on observe en particulier chez Amazon.

Bombe RH ou pétard mouillé ? L’annonce d’Amazon d’imposer le retour au bureau cinq jours sur cinq – dès le 1er janvier 2025 - à ses 300 000 collaborateurs n’est pas passée inaperçue. « Amazon agit comme si elle était encore une start-up avec un nouveau revirement de politique, commente Samuel Durand, conférencier et auteur d’une série documentaire, A future of work. Le troisième en quatre ans. Les réactions ont été très négatives. » La liste s’allonge outre-Atlantique : Tesla, J.P. Morgan, on parle aussi de McKinsey… Et si la tendance atteignait la France ? Les dernières statistiques publiées par le cabinet KPMG ne sont pas là pour rassurer. « 83 % des dirigeants mondiaux et français prévoient désormais un retour total au bureau dans les trois ans, contre 64 % en 2023 pour les dirigeants mondiaux et 60 % pour les dirigeants français », peut-on lire dans la 10e édition de l’étude CEO Outlook.

La vague américaine va-t-elle libérer la parole des dirigeants ? Les 19 000 salariés – dont 4 000 en France - d’Ubisoft, champion français du développement et de l’édition de jeux vidéo, ont probablement cette impression. Ils ont reçu un mail dont l’objectif était identique : le retour au bureau pour tous. « Il y avait des bruits de couloir, note Marc Rutschle, délégué syndical. Le prétexte avancé est le bien-être créatif, mais rien de bien étayé. Plus de 50 % des collaborateurs préfèrent démissionner plutôt que de revenir au présentiel. Ce retour cache une décision en lien avec un problème de management. » En France, seuls 11 % des salariés sont en « full remote ». Toutefois, la suspicion plane : et si les changements d’organisation étaient un plan déguisé de réduction des effectifs ?

D’après WTW (Willis Tower Watson), à peine 15 % des DRH pensent à une remise à plat du télétravail. Si la radicalité n’est pas de mise en France, les louanges des débuts sont remisées. « L’impact du télétravail sur la relation au travail et l’engagement sont délétères, lance Laurent Labbé, cofondateur de ChooseMyCompany, expert de la qualité de vie au travail, devant la dernière livraison des retours de quelque 100 000 questionnaires. C’est pire que ce que l’on pouvait penser. Tous les indicateurs ont chuté. » Des chiffres livrés en avant-première : -8 points d’engagement depuis la fin du covid ; -9 points sur la qualité des relations humaines. Sans doute l’explication d’un durcissement des règles observées à l’occasion des nouveaux accords d’entreprise.

Dans sa note Résultats n° 57, publiée tout début octobre, la Dares comptabilise 2 230 accords ou avenants en matière de télétravail en 2023. Ce peut être aussi des décisions unilatérales via des chartes. « Un certain nombre de patrons ne sont pas dingues du télétravail, reconnaît Benoît Serre, numéro 2 de l’Association nationale des DRH (ANDRH). Le cadrer revient à le sauver. »

Aurélien Louvet, avocat associé au sein du cabinet Capstan, parle de « mouvements de correction, mais pas de retour en arrière. On est peut-être allé trop loin dans la perte du collectif. De quatre jours, l’organisation va se caler sur trois jours, voire deux. On a accordé le télétravail sans trop réfléchir – il fallait en faire pour le faire, c’était à la mode -, maintenant les entreprises le font en ayant une stratégie derrière. Avec une démarche donnant-donnant. »

Des règles plus précises

Un calcul sur l’année plutôt que de façon hebdomadaire, une déclaration préalable une à deux semaines avant, l’impossibilité de l’accoler aux vacances, l’encadrement du travail « from anywhere »… les règles se font plus précises. Ainsi, chez Wopilo, vente en ligne de couettes et oreillers, les salariés doivent être présents deux lundis et deux vendredis par mois au bureau. « Les entreprises ont fait des progrès dans l’explicitation, analyse Laurent Termignon, directeur de l’activité Work & Reward chez WTW en France, avec des réponses apportées sur les tâches à réaliser au bureau. » Expliquer, ajuster mais pas détricoter. Argument massue à l’heure du dérèglement : « le télétravail est une brique de la démarche RSE de l’entreprise et du collaborateur », rappelle Jean-Hugues Zenoni, vice-président de Freelance.com.

Le temps est probablement venu d’élargir le sujet. « C’est une fusée à deux étages, analyse François Moreau, secrétaire général du Groupe Randstad France. On devrait parler de flexibilité, des lieux pour les cols blancs, sans oublier les horaires pour les cols-bleus. »

Télétravailleurs sous surveillance

Selon l’étude People At Work d’ADP, 56 % des télétravailleurs se sentent surveillés en France sur leur présence et leurs horaires. Les logiciels espions ? « Cela relève plus du fantasme, tient à souligner Eric Delisle, chef du service emploi, solidarité, sport et habitat à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). Le Code du travail interdit ce qu’il appelle "le traitement des données". Un principe cardinal est à rappeler : la transparence. » Sur les 16 000 plaintes reçues sur un an par la Cnil, rien au sujet des logiciels espions. Surveillance des claviers avec les keylogs ou des clics de souris est totalement illicite. « La fin ne justifie pas les moyens, note Eric Delisle. Et le contrat de travail repose sur le principe de la confiance. On a pu lire beaucoup d’articles sur ces fameux logiciels, pensant que la pratique se généralisait partout. Et pas du tout ». Le monde de Georges Orwell s’éloigne… 1984-2024.

Trois questions à Ildut de Parcevaux, expert informatique près de la cour d’appel de Rennes

Avez-vous des dossiers qui parlent de logiciels espions pour surveiller les télétravailleurs ?

Je reçois trois à quatre appels par semaine de salariés convaincus d’être surveillés par leur employeur, plus sur leurs smartphones que via les ordinateurs. 95 % d’entre eux s’appuient sur de la pure paranoïa. L’inverse ? Des chefs d’entreprise peuvent aussi se montrer paranoïaques comme avant, en surveillant par-dessus la vitre du bureau, ou en chronométrant le temps passé à la cafetière… Mais, aujourd’hui, il n’y a pas de marché. Toutefois, on note un intérêt pour l’enregistrement de l’activité en temps réel.

Surveiller ses collaborateurs à distance sans logiciel espion reste possible ?

Le fichier Word ouvert ? Excel, actif ou pas ? Quelles consultations d’internet ? Des moyens sont en effet à portée de main sans en passer – effectivement - par les logiciels expions. Exemple : la connexion à la messagerie interne de l’entreprise permet à l’employeur de vérifier l’effectivité du travail, s’il y a ou pas une activité. Autre illustration : quand vous tapez des fichiers word, des enregistrements automatiques se produisent. Il suffit de regarder les étapes de stockage… Avec un travail sur un plan, sur la compta interne du siège, remontrer l’historique peut se faire quand l’employeur le veut. Pas besoin de logiciels espions.

Les entreprises savent-elles ce qu’elles peuvent faire et ne pas faire ?

La culture RGPD (règlement général de la protection des données) devient contraignante. On en parle à tout va. Aussi, les dirigeants ne l’ignorent pas. Il y a des données personnelles qu’ils ne doivent pas aller consulter, même sur le lieu de travail. Le recours à des logiciels expions relève du pénal, parce qu’illicite.

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