RESSOURCES HUMAINES

Lieu d’investissement et d’épanouissement professionnels, l’entreprise est aussi un écrin pour les histoires d’amour qui durent, ou pas. Quelle que soit leur pérennité, ces romances se révèlent être aussi un sujet de management.

Bernard raconte. Chef de fabrication dans la presse, il fait passer des entretiens pour étoffer son équipe, ponctuellement. Une candidate se présente. « Je suis pris dans le piège, aussitôt », précise-t-il. Et pour lui, à la fin des deux mois prévus au contrat, l’alternative était claire : « Je l’embauche ou je l’épouse. » C’était en 1999. Hélène et Bernard sont ensemble depuis bientôt 25 ans, mais chacun dans sa rédaction. Selon une étude publiée en janvier 2024, réalisée par Technologia, entreprise spécialisée depuis 30 ans dans la prévention des risques et l’amélioration des conditions de travail, 46 % des répondants ont déjà eu une relation amoureuse au travail – et pour huit sur dix cela a abouti à une histoire sérieuse –, 17 % ont eu une histoire purement sexuelle. Soit un total de 63 % de salariés concernés. « Vu le ratio, cela devient une vraie problématique pour les entreprises », commente Lucie Guinois, directrice des ressources humaines chez Yomoni, courtier en ligne.

Laurent Girard-Claudon fait les comptes. En 25 ans, sept bébés sont nés d’histoires d’amour conclues au sein de son entreprise, Approach People Recruitment, dotée de huit sites différents, dont Paris et Dublin. Que du positif ! « Nous ne les incitons pas, témoigne-t-il. Nous leur disons même d’éviter dans la limite du possible les histoires de cœur, avec une information délivrée à leur arrivée, pour ne pas voir se créer des bulles dans les équipes. Nous conseillons, sans commander. Avec le jeu de l’expatriation, et une population jeune, il faut rappeler que les collaborateurs ne sont pas en stage de découverte, ni même en vacances. » À gratter un peu, le sujet ne paraît pas si léger que ça… même si les dirigeants avouent être souvent les derniers informés. La vigilance est de mise surtout depuis la vague #MeToo. Président d’Horizon Bleu, agence généraliste, Didier Janot se souvient avoir licencié sur-le-champ un amoureux éconduit devenu prédateur. Une relation qui dérape, une éviction pas comprise, le mal-être d’un, voire des deux collaborateurs, une ambiance du service tout entier qui se détériore, ou des révélations sur les dossiers confidentiels de l’entreprise éventés sur l’oreiller… Les dommages collatéraux d’une romance qui tourne mal peuvent prendre des proportions importantes. Au point que des relations d’un soir entre collègues se terminent parfois par des accusations de harcèlement. Le cauchemar pour une boîte. « Un point de warning » pour reprendre les propos d’Alexandra Amda, DRH chez Adveris, agence de communication digitale.

« Toutefois, aucune règle n’interdit d’avoir une relation au travail, rappelle Diane Buisson, avocate spécialisée en droit social. Des sociétés abordent les relations personnelles dans le règlement intérieur. C’est un peu ʺborderlineʺ. Le sujet est très subjectif. C’est plus au cas par cas. » Une enquête peut être diligentée en interne, ou via un tiers indépendant comme un avocat. « Quelle régulation mettre en place, interroge Jean-Claude Delgènes, fondateur de Technologia. À la mode américaine ? Avec une intrusion dans l’intimité ? » Les firmes américaines obligent parfois à déclarer la relation. On parle du « Love Contract » qui, en 2023, concernait 30 % des salariés. Un cauchemar.

Tout ne serait donc que négatif ? « Dopamine, ocytocine… les couples amoureux ont une énergie toute particulière, rassure Gilles André, à l’initiative des jours du Bien-être au travail, par ailleurs auteur de 150 Bonnes Pratiques pour améliorer la QVT, paru en septembre 2024 en poche chez Afnor Éditions. L’impact sur la performance du service ou de l’entreprise est notable. Mais cela ne dure qu’un temps ! » Pire. Selon Loïck Roche, directeur général adjoint et directeur académique du groupe Igensia (ex-groupe IGS), les relations affectives dans une entreprise sont le signe d’un environnement mortifère. « Elles naissent là où la violence managériale se trouve, explique-t-il. C’est un pansement. Être reconnu dans le regard de l’autre permet de reconstruire du vivant. C’est de l’ordre du mécanisme de survie ou de défense. Elles font symptôme. » Un point de vue qu’il a défendu dans Cupidon au travail, publié aux Éditions d’Organisation en août 2006. Un ouvrage qui n’a pas rencontré le succès escompté. La thèse dérange.

Question de génération

La question se posera-t-elle encore demain ? Est-ce une problématique de l’ancien monde ? Les lignes bougent-elles avec la génération Z ? On est en droit de s’interroger. En effet, selon des éléments fournis par PageGroup en février 2023, les jeunes générations sont moins à même de développer des relations au travail : 67 % des moins de 30 ans n’ont jamais eu d’intérêt sentimental pour quelqu’un rencontré au travail (versus 63 % moyenne). Chez les plus de 50 ans, 70 % de ceux qui ont eu un intérêt déclarent avoir eu une relation et 45 % déclarent être encore en couple. Et c’est sans compter l’effet du télétravail réclamé par les plus jeunes sur le marché, et leur pratique frénétique du turnover. La durée moyenne dans une entreprise est de cinq ans. Combien en agences ? Chez les annonceurs ? Dix-huit mois, jusqu’à trois ans. Pas le temps de s’attacher ou de vivre les effets délétères d’une relation qui capote.

Trois questions à Aurélie Judlin, associée au sein du groupe Human & Work

Quelles entreprises cherchent aujourd’hui à davantage cadrer les relations amoureuses ?

La démarche est lancée par celles qui en ont déjà fait les frais, au point de se retrouver dans des situations inextricables. Y réfléchissent actuellement celles qui ont en leur sein une forte propension de jeunes. Ces entreprises sont presque victimes de leur politique de gestion des temps informels, qui favorise les rencontres, les afterworks, les séminaires…

Y a-t-il des secteurs plus concernés ?

On peut parler des cabinets conseils ou d’avocats, de la tech, de la finance… Là où les cocktails sont nombreux. Beaucoup se concentrent à Paris et dans l’Île-de-France – un microcosme. Ces sociétés cherchent à réguler les points de dérapage potentiels. Pas de boissons alcoolisées, par exemple. La logique des risques l’emporte. À elles d’être assez explicites sur les raisons. Que ce soit avec les clients ou avec les collègues, elles sont responsables de la sécurité et de la santé de leurs collaborateurs. Elles doivent le dire.

Une charge de plus qui incombe au manager ?

Former les managers à nouer des relations de confiance pour lever, si besoin, les points de blocage ultérieurs est essentiel. Les responsabilités qui pèsent sur eux ressemblent à une liste à la Prévert. Elle fait peur. Jusqu’où l’on va ? La résolution du problème ne doit pas être portée seul. Il convient de créer un écosystème avec le médecin du travail, les RH… C’est vrai, il y a une demande des salariés, des syndicats et des représentants du personnel, de la société… pour plus de régulation. Mais rien n’est gravé dans le marbre. À quel moment interviendra le « backlash » ? Le « détricotage » comme aux États-Unis en matière de politique d’inclusion ? Où va être placé le curseur ? Au même endroit pour toutes les boîtes ? Dans la guerre des talents à laquelle se livrent les grandes marques, la question va se poser.

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