Dans un contexte de tensions sur le marché de l’emploi, les recruteurs ont tendance à « sur-vitaminer » les libellés des postes dans les offres d’emploi. Une stratégie qui se révèle peu payante.
« Team manager human machine ». On croirait le prénom du (potentiel) douzième enfant d’Elon Musk ! Ce libellé d’un poste à pourvoir chez IBM a accroché l’œil de Loïc Douyère, directeur associé chez Florian Mantione Institut, conseil en ressources humaines. « À l’instar de celui-là, les intitulés à rallonge sont apparus peu avant le covid. Au moment où le marché de l’emploi s’est retourné », note-t-il. Un autre exemple récemment repéré par ce Montpelliérain ? « Business developer customer services ». Directrice des stratégies marque employeur chez TBWA Corporate, Claire-Marie Kimmig a pu s’étonner devant un « ninja ». On a pu lire aussi un « huissier d’immeuble », pour un poste de concierge. Pour Loïc Douyère, « cela correspond à l’évènement du Twitter de l’emploi, à savoir Indeed. Comme avec Google, on ne clique plus sur le lien. Les entreprises ont compris qu’il fallait se démarquer dès le titre, aguicher. »
« Le phénomène est plus ancien, commente Emeric Lebreton, dirigeant fondateur d’Orient’Action, spécialisé dans l'accompagnement des évolutions professionnelles et le recrutement. Au fil des années, le balayeur est devenu technicien de surface, et la femme de ménage, assistante de vie, pour avoir une meilleure image. » Désormais, l’inflation des libellés touche aussi le tertiaire… « Cette tendance a d’abord touché la fonction commerciale, explique Alexandre Navarro, associate director chez Walters People, filiale du groupe Robert Walters dédiée au recrutement intérimaire et permanent pour les fonctions supports et financières des entreprises. Elle constitue la population la plus volatile dans l’entreprise. Et le mouvement a émergé en premier dans les grandes entreprises. »
Depuis, il fait tache d’huile. D’après une analyse de plus de 2 millions d’annonces sur le secteur de la tech par la société Datapeople, les recruteurs ont multiplié par trois leur utilisation du titre «lead » depuis 2019, pour des jobs pourtant destinés à de jeunes actifs. Dans le même temps, l’usage du mot « junior » dans les annonces à lui été réduit de moitié. Une mode tout droit venue des États-Unis. « Tout le monde y est VP (vi-pi, avec l’accent), commente Pierre Trippitelli, managing partner Europe chez Perpetual, cabinet de conseil en ressources humaines. On parle des C-suite… Être chief constitue une forme de réussite. D’ailleurs, les entreprises françaises qui y recrutent avec une nomenclature classique sont confrontées à des difficultés de recrutement. D’où l’apparition de titres en interne et d’autres pour l’extérieur. De quoi donner l’impression aux nouvelles recrues d’avoir franchi une étape. »
Pas plus de 40 caractères
L’excentricité n’est pas bonne conseillère sur le marché de l’emploi. « Ninja », par exemple, n'est pas une bonne idée. « Personne ne tapera ce mot-là dans sa barre de recherche, explique Claire-Marie Kimmig. Cette tactique n’a aucun sens. Cela ne va pas payer. » « Si vous sortez des titres trop innovants, le risque est de rater votre cible, complète Loic Douyère. Vous n’avez pas les bons candidats, voire pas de candidats du tout. La démarche n’est pas neutre dans le rendement de l’offre. Vous pouvez vite être has been. »
L'inventivité verbale ou la surcharge dans les titres de poste sont pourtant des travers dont les entreprises ont parfois du mal à se départir. « Quand on raccourcit le titre, 25% à 30% de candidats supplémentaires peuvent être enregistrés. Le conseil à retenir : pas de libellés loufoques, mais du basique », assure pourtant Éric Gras, responsable intelligence des talents et ambassadeur de la marque chez Indeed, méta-moteur de recherche d’emploi qui organise toutes les semaines des formations dédiées. Pas plus de 40 caractères dans le libellé serait la jauge à pratiquer. Malheureusement, l’offre d’emploi suit un circuit en interne, ce qui, peu à peu, revient à l’alourdir. « L’opérationnel fait sa liste de courses, la RH y met sa patte, chacun ajoute une couche », déplore encore Éric Gras. Quand l’annonce devient un millefeuille…
Or le libellé n'est pas anodin dans une offre. « Il doit être considéré comme la première poignée de main, analyse Didier Pitelet, père de la marque employeur en France, fondateur d’Henoch Consulting, authentique, sincère et vraie. Il n’est pas là pour racoler – c’est un mauvais calcul –, mais pour attirer et sélectionner. » Un mauvais libellé de poste, une annonce biaisée… et toute l’ambiance en interne peut se dégrader. Frustrations et rivalité entre ceux gratifiés d’un libellé racoleur, et les autres menacent alors. Et la déception risque de pointer si la réalité du terrain ne correspond pas à la promesse. « J’ai déjà dû recadrer des entreprises », confie Sandrine Ruef, recruteuse au Mercato de l’emploi, cabinet de recrutement.
Alors pourquoi pas une police des libellés ? Le ROME, référentiel de Pôle emploi, servait à départager. Faisait foi. « Qui serait reconnu pour le faire, interroge Emmanuel Stanislas, fondateur de Clémentine, cabinet conseil en recrutement sur le secteur du numérique. Un syndicat professionnel ? Que ferait l’État ? Il recommanderait ? Il exigerait ? En tout cas, cette initiative n’a pas été prise. » La contraction du marché de l’emploi, que l’on sent poindre, pourrait siffler la fin de la partie. Moins d’emplois à pourvoir, plus de candidats… et l’originalité pourrait passer de mode.
Trois questions à Delphine Jouenne, fondatrice d’Enberby, cabinet indépendant de communication et influence, auteur de « Les (bons) mots du travail »
Pourquoi avoir choisi d’étudier les mots du monde du travail ?
La fracture sociale vient du fait que l’on ne met pas les mêmes définitions derrière les mots. Finalement, la novlangue managériale aboutit à des compréhensions contradictoires. Collaborateur, talent, engagement, recrutement… ces mots que l’on retrouve dans les offres d’emploi sont galvaudés. Il en va de même pour diversité. Mot d’origine latine, « diversité » désigne deux choses qui s’opposent, quand on l’utilise pour symboliser une forme d’inclusion. On suite le mouvement de la langue managériale anglo-saxonne. Il en va de même pour le mot « talent », utilisé à toutes les sauces.
Que reprocher au terme « talent » ?
L’organisation de l’entreprise est désincarnée. Et pour y pallier, on a recours à cette dimension émotionnelle. C’est presque du « vocabulaire doudou » pour réconforter les salariés, qui leur donne une impression de sens. Faire croire à tous que ce sont des talents créé une attente que l’entreprise ne peut pas combler. On n’est pas tous des Kylian Mbappé, ni des Mozart. Et ce n’est pas grave ! L’emploi de ce terme pourrait laisser croire que tous vont évoluer de la même façon. Que l’on est tous sur un pied d’égalité, tous dotés d’une dimension exceptionnelle.
Des recruteurs cherchent-ils à s’éloigner de cette tendance ?
Je travaille avec des directions des ressources humaines sur les éléments de langage pour retourner à un discours plus authentique, plus audible. Depuis le début de l’année, la montée en puissance est palpable. Ces annonces, très formatées, sont même ressenties comme repoussantes. La dimension « bullshit » doit être remplacée.