C’est une passe d’armes en trois actes qui a récemment opposé les principaux acteurs du marché de la production de films publicitaires, producteurs indépendants et structures intégrées aux agences de publicité et de communication. Tout commence par la parution, début juillet, d’un ouvrage de l’AACC. Baptisé Demain la production, ce document de 52 pages propose une réflexion sur l’avenir des métiers dans le secteur. Une publication qui s’attire aussitôt les foudres de l’APFP (Association des producteurs de films publicitaires) en raison de la quasi absence de toute référence à la production indépendante. «Un tract de propagande», explose Julien Pasquier, président du syndicat, aux yeux duquel cet ouvrage a mis de l’huile sur le feu après la prise de parole la même semaine de Mercedes Erra, présidente exécutive d’Havas Worldwide et fondatrice de BETC, sur l’avenir des agences. L’AACC, de son côté, n’a pas compris cette réaction excessive. «Le sujet n’était pas sur la production de films publicitaires, la production intégrée ou indépendante. Le document vise à aider les annonceurs et les directions achat à y voir plus clair sur les grandes thématiques de l’écosystème», répond François Barral, directeur général de Havas Digital Factory et Havas Factory, élu en juillet à la présidence de la délégation Production de l’AACC.
Cette tension manifeste illustre les mutations qui ont bouleversé le marché de la production publicitaire ces dernières années. Au point d’être aujourd’hui «complètement dérégulé», selon un producteur indépendant. «Le schéma descendant puis remontant de la marque à l’agence, à la société de production n’existe plus. La chaîne de confiance a éclaté», dessine Jérôme Denis, dirigeant de la société de production La Pac. Les agences ont été des intermédiaires, des ponts, jusqu’au jour où elles ont décidé d’internaliser la production, il y a sept ou huit ans. Ces structures de production intégrées visent à tirer les fruits de la demande en capitalisant notamment sur les profils des créatifs. «Notre but en créant une production interne était de stimuler l’offre tout en répondant à un enjeu de rapidité», illustre Fabrice Brovelli, vice-président de BETC et président de Général Pop, structure de production de l’agence.
Des budgets non extensibles
Cette évolution conditionne le marché actuel, où environ 80% des productions sont indépendantes. Selon une étude de l’APFP, l’UPC (Union des producteurs de cinéma) et Fyre & Co, publiée en juin 2019, il représente 14 000 emplois salariés, essentiellement concentrés à Paris. Par ailleurs, sur les 969 films réalisés en France en 2018, 780 le sont par des indépendants, le reste en intégré. Côté financier, les dépenses s’élèvent respectivement à près de 88 millions d’euros et 12,5 millions d’euros. Des chiffres à mettre en perspective avec ceux présentés dans Demain la prod, selon lequel le marché de la production pèse 1,5 milliard d'euros de chiffre d’affaires. Vingt acteurs représentent à eux seuls 80% du marché, pour environ 2 500 salariés.
Un écosystème toujours mouvant aujourd’hui alors que, en pleine post-révolution digitale, de grandes questions se posent aux acteurs de l’écosystème, comme la place de chacun au service de la création. Problème, la concurrence est rude et les budgets des annonceurs, en quête de réactivité et de flexibilité, ne sont pas extensibles. Sans compter que dans ce marché déjà tendu s’invitent aussi d’autres acteurs comme des start-up spécialisées dans les contenus photo ou vidéo. Par exemple, la start-up Meero a fait parler d’elle en juin en annonçant une levée de fonds de 205 millions d’euros.
«Pas de grand soir»
«Le marché a beaucoup changé depuis une dizaine d’années, constate Jean Ozannat, cofondateur de la société de production Henry. Les annonceurs mettent leurs budgets sur davantage de contenus». Aujourd’hui, «il y a des devices différents et des manières de raconter les choses différenciées. Avec les mêmes budgets, il faut faire plus d’assets», dépeint François Brun, dirigeant de Quad Productions. Essor du digital oblige, il faut ainsi nourrir les différents réseaux (sociaux, internes) de visuels toujours plus nombreux, sur des sujets qui, par ailleurs, se diversifient. À cela s’ajoutent une hausse globale des exigences et un besoin de réactivité de plus en plus important, sur fond de prémices de la prochaine révolution : l’intelligence artificielle.
Reste à savoir qui peut fournir quoi aux annonceurs. «Avant, nous étions des exécutants, retrace Frédéric Trésal-Mauroz, président de Prodigious France, entité de production de Publicis. Maintenant, nous avons un rôle stratégique et nous penchons sur différents sujets : RSE, technologie, ROI, droits sur la production... Nous sommes devenus une entreprise complète, multi-expertises, tournée vers l’internationalisation.» Une évolution qui rebat les cartes. «C’est assez sain, un système avec des clients, des agences, des producteurs car il y a des intérêts communs et individuels, et un modèle régulateur. Il faudrait qu’ils se reconcentrent sur une typologie de projets de pure réclame où il n’y a pas une énorme plus-value du producteur», suggère Gary Farkas, associé au sein de la société de production Phantasm. «Créer une charte de la production serait bénéfique pour tout le monde», propose Fabrice Brovelli. «Il n’y aura pas de grand soir. Dans cette crise un peu systémique, chacun essaie d’inventer un nouveau système. Il y aura une purge. Les bonnes agences vont subsister, pareil pour les boîtes de production. Je milite pour un recentrage du cœur business», explique Jérôme Denis.
La création de valeur
Autre enjeu crucial pour le secteur : la création de valeur. «La question est celle de la création, de la protection de la valeur et de la rémunération du talent», estime François Barral. Pour lui, il faut «se battre pour expliquer les composantes de la prestation» pour que cette valeur soit mieux comprise et rémunérée par les annonceurs. C’est là que le bât blesse : les agences militant pour la défense de la valeur sont aussi mises en cause, sur ce point, par les producteurs indépendants. «Face à une très forte concurrence [entre elles], les productions sont obligées de prendre des revenus sur des projets alimentaires pour mener des projets à risque, à forte visibilité créative. Ces projets alimentaires sont captés par les agences de production. Pour les films, c’est mauvais, c’est de la déforestation, une destruction de l’écosystème», tempête Julien Pasquier.
Dans ce contexte, la question des talents se pose avec une acuité particulière. «Nous pouvons aller chercher des talents spécialisés selon la demande des clients. Notre métier, c’est cette gymnastique», rappelle Martin Coulais, producteur exécutif chez Quad. Et aussi «constituer la meilleure équipe sur un projet», enchérit François Brun. «Nous captons une partie de l’offre qui n’est plus ailleurs. Cela crée des crispations. Nous faisons appel à l’extérieur en reprenant la post-production et le son. Nous n’avons pas l’offre de réalisateurs des maisons de production. Je ne vais pas essayer de prendre leurs talents car je ne peux pas proposer aux réalisateurs de faire uniquement du TBWA», témoigne Maxime Boiron, président et vice-président chez TBWA Else.
Au-delà du vivier, reste la question de l’envie du marché de faire appel à ces talents, dans un contexte où les annonceurs ont tendance à venir frapper, plus qu’avant, directement à la porte des agences de production. «Aujourd’hui, un film émotion, c’est avec Katia [Lewkowicz, réalisatrice de «L’amour, l’amour» pour Intermarché, lire p.30]. Alors qu’il y a quinze ans, le film aurait été challengé, aujourd’hui, on attend qu’elle soit disponible. Les boîtes de prod sont en peine de faire découvrir des talents mais c’est quasiment impossible. Plus personne ne s’y intéresse», déplore Jérôme Denis. L’une des solutions est de passer en direct. Pour cela, La Pac a lancé, en 2018, sa fabrique de contenus, baptisée Very Content. Comme elle, certaines agences se structurent pour répondre à cette nouvelle demande, tandis que certains annonceurs créent en interne leurs propres outils ou cellules de production. Un autre facteur de complexité…