Les chiffres font peur. Alors que les annonces se multiplient sur l’efficacité des vaccins contre la Covid-19 (Pfizer, Moderna, AstraZeneca…), des sondages alarmants montrent que la moitié des Français à peine projetteraient de se faire vacciner. Si on enlève ceux qui n’y voient pas l’intérêt - faute d’en connaître les effets à long terme - ou ne croient pas à leur efficacité, ils sont encore une bonne part à les juger totalement néfastes. Selon Elabe, 21% mettent en avant la défiance envers les vaccins de manière générale. Parmi eux, une frange non négligeable y décèle des outils destinés à asservir la planète... Et la crise sanitaire, faute de repères, est alors l’occasion de placer le réel et les théories complotistes dos-à-dos.
Sur la ligne de crête
La gestion gouvernementale incertaine de l’épidémie, sur les masques ou les tests, est un terreau fertile à toutes les croyances fallacieuses. En témoigne le succès du documentaire autofinancé Hold-Up, vu 2,7 millions de fois en quelques jours, où l’AFP a repéré par moins de trente fausses informations. Bien sûr, on verra dans son réalisateur Pierre Barnérias un petit entrepreneur du complotisme qui a réussi grâce aux plateformes Ulule et Tipee à lever près de 300 000 euros en financement participatif. À tel point qu’Alexandre Boucherot, le patron cofondateur d’Ulule, a dû se justifier sur Twitter en précisant que les projets étaient chez lui modérés mais que celui-là était « sur la ligne de crête ». S’il a jugé la censure contre-productive, il a renoncé à en faire la publicité. Tout comme TikTok qui a décidé de modérer les contenus et extraits participants à la promotion du film.
Il est vrai que l’enjeu n’est pas mince. Sans lutte efficace contre le complotisme, pas de campagne de vaccination réussie et donc pas de sortie de crise. Mais comment faire en sorte que la post-vérité, chère à Donald Trump, ne l’emporte pas face au Covid après avoir triomphé dans les urnes, en 2016 ? Comment sortir du piège infernal qui fait de la défiance des institutions un carburant pour récits complotistes ? « On peut transformer les méfiants et les sceptiques en rendant les gens plus sachants, en faisant progresser leur niveau de connaissance, explique Véronique Reille-Soult, directrice de Dentsu Consulting, mais il ne faut pas que les médias les traitent avec hauteur et mépris. S’ils partent dans la défiance, ils sont très difficiles à ramener. » Cette analyste des réseaux sociaux note que les complotistes s’agrègent alors aux anti-systèmes et aux anti-vaccins dans lesquels on retrouve l’extrême droite et, de plus en plus, des mouvances d’extrême gauche.
Envolée
« Il ne faut pas croire que les phénomènes actuels n'existaient pas par le passé », prévient Antoine Bristielle, professeur agrégé de sciences sociales au laboratoire Pacte (CNRS) et à Sciences Po Grenoble. Le souci, c’est que le phénomène s’étend. Un cinquième de la population française serait sensible aux théories du complot. « Et on observe une envolée. De plus en plus de personnes “sortent du bois”, et assument pleinement leurs croyances en ces univers, dans des milieux socio-professionnels assez inédits, plus éduqués que ce qu’on aurait pu penser il y a encore quelques mois » ajoute Antoine Bristielle. Les études dressent un profil majoritaire susceptible d’adhérer à ces théories : des jeunes hommes plutôt faiblement éduqués. « Mais il est faux de penser qu’elles ne touchent qu’une niche, continue le spécialiste. On le voit sur les anti-masques en France mais également aux États-Unis avec la mouvance Qanon, ces idées peuvent largement être partagées chez les femmes. Et dans toute une communauté autour des médecines naturelles ou de spiritualité new age, qui sont des milieux très propices pour adhérer à ces idées. Dans le contexte actuel, tout le monde est susceptible d’être touché. Les chiffres parlent d’eux-mêmes: entre 24 et 40% de la population française est prête à croire qu’il existe un complot entre l’État et les industries pharmaceutiques… » Mais, si le questionnement est légitime, pourquoi donc vouloir à tout prix expliquer le monde par le complot ? Les raisonnements derrière ces théories comblent un vide. « Hold Up, quoi qu'on en dise, est le premier documentaire "général" sur la crise sanitaire, pointe André Gunthert maître de conférence à l’EHESS, dans Mediapart. Il répond à une demande d’explication de la part du public. » Même si le sens apporté repose sur l’association d’idées ou la concaténation, sans souci de cohérence d’ensemble. Pour Cynthia Fleury, psychanalyste et autrice interviewée sur France Inter, « le complotisme, répond à cette période d’incertitudes en sécurisant par le pire, l’explication la plus terrible. »
Si la population est depuis quelques mois dans un état propice à voire germer ce genre de raisonnements, elle trouve son engrais dans les géants du numérique. « Il y a un vrai lien entre l’adhésion conspirationniste et la défiance dans les institutions d’une part, et le fait de s’informer sur les réseaux sociaux d’autre part. On a de plus en plus de défiance dans les institutions, et l’usage des réseaux explose », s’inquiète Antoine Bristielle.
Course à « l'engagement »
Robin Coulet, PDG de l’agence Conversationnel, y voit un trait de naissance : « On ne peut pas reprocher aux plateformes d’offrir une plus grande liberté d’expression. Elles ont été imaginées pour cela, pas pour rétablir une vérité. » Et c’est là que le bât blesse selon Olivier Ertzscheid, enseignant-chercheur en science de l’information à l’université de Nantes et auteur du livre Le monde selon Zuckerberg. « Si les grands réseaux ont autant de mal à lutter efficacement contre les discours de haine et le complotisme, c’est que cela est inhérent à leur structure et leur modèle économique, qui tend à valoriser les contenus à très forte polarisation, où ceux qui vont entraîner des réactions », analyse-t-il. Peu importe ce qui est dit. Après tout, les plateformes ne se targuaient-elles pas de leur viralité il y a quelques années ? Ne recherchent-elles pas la course à « l’engagement » parmi leurs audiences afin d’augmenter le revenu publicitaire ? « Les plateformes ont fait un énorme travail pour chercher à rester neutres politiquement mais elles ne sont pas neutres technologiquement, a rappelé à Médias en Seine, le 19 novembre, Ethan Zuckerman, directeur de l’Institute for Digital Public Infrastructure, de l’université de Massachussets, elles favorisent l’engagement sur la colère et l’émotion. » Les idées conspirationnistes suscitent des commentaires, des likes ou des désapprobations furieuses… Bref, du clic et du clash. « Attention, modère toutefois Tristan Mendès France, maître de conférences associé en cultures numériques à l’université de Paris, les grandes plateformes ne veulent pas d’une audience générée par des idées complotistes, il en va de leur image de marque. Si leurs algorithmes favorisent leur accélération, elles n’en bénéficient pas et ont des dispositifs de filtrage ou de veille. »
Improbable défiance
Pour une marque, être associé à une théorie du complot est ce qu’il y a de « pire », au dire de Marie Muzard, directrice de MMC et autrice de Very bad buzz (Eyrolles). « Il vaut mieux une réalité dramatique et savoir de quoi on parle que quelque chose qui n’existe pas », pointe la spécialiste en communication de crise. C’est ainsi qu’en France, les opérateurs qui viennent d’acheter les fréquences 5G se retrouvent face à une improbable défiance : « Répandue au Royaume-Uni et aux États-Unis, la théorie selon laquelle le virus SARS-CoV-2 serait transmis par les ondes de rayonnement de la 5G commence à émerger en France », écrivait l’Inserm en avril. « La 5G ne doit pas faire peur », rappelait Xavier Niel le 17 novembre devant la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale. Le PDG d’Orange Stéphane Richard est aussi monté au créneau pour dire « on a besoin de la 5G, parce que la 5G est utile à la société ». Suffisant ? Non, puisque la Fédération françaises des télécoms vient de sortir une série de vidéos pédagogiques pour expliquer la technologie. Pour Marie Muzard, « la 5G a été mal expliquée en communication ». De quoi nourrir les fantasmes d’autant que l’histoire a déjà souvent dépassé la fiction avec de vrais complots : écoutes mondiale de la NSA américaine via les smartphones, manipulation de l’élection américaine de 2016 avec les données Facebook par Cambridge Analytica… Et dans la science, si on ne devait en retenir qu’un : Monsanto accusé de vendre le poison (l’herbicide Roundup) et son antidote (les OGM). C’est dans ce contexte que les grands laboratoires – autrement appelés Big Pharma et auxquels Arte a consacré un documentaire en septembre retraçant la longue liste des scandales, du Mediator à la Dépakine – vont devoir convaincre le public avec leurs vaccins contre le Covid-19. Le pire est que certains arguments sont recevables, au premier lieu desquels l’absence de recul sur les fameux effets à long terme. Une zone d’incertitude « dont a horreur notre cerveau », et qui peut vite être comblée par des biais de généralisation et de confirmation. « Dans tout complot, il y a une part de vérité sinon ça ne prendrait pas », ajoute Marie Muzard.
Pour certifier ce qu’elles disent, certaines entreprises recourent à des technologies comme la blockchain, comme le propose par exemple Wiztopic. Pour le reste, les marques doivent réussir à prouver leur bonne foi face à un capital de confiance entamé par le greenwashing, le ciblage publicitaire excessif, l’influence des relations publics et des lobbys manipulateurs. Après tout, le complot contre l’Amérique est aussi une vérité quand on se souvient qu’Edward Bernays a convaincu les Américaines de fumer en leur instillant pour le compte de l'industrie du tabac, via le cinéma, que cela augmenterait leur pouvoir de séduction… On trouve aussi du complotisme chez certains Etats. En 2020, le porte-parole chinois des affaires étrangères a mis en cause l’armée américaine dans l’origine du coronavirus en disant sur Twitter, avec force relais de faux comptes, qu’il aurait pu être fabriqué sur la base de Fort Detrick, aux États-Unis.
70 partenariats de fact checking
Les médias sont aussi aux aguets. Le New York Times ou l’agence italienne de presse authentifient leurs informations via la blockchain. Mais il leur faut surtout endiguer le flot d’idées conspirationnistes avec des outils qui leur correspondent : le fact checking afin de « débunquer » les infox (AFP, Libé, Le Monde, TF1, France 24, Franceinfo …). Facebook a d’ailleurs noué 70 partenariats de fact checking avec des médias. De son côté, Twitter demande confirmation avant de retwitter un article sans l’avoir lu.
Démêler le vrai du faux est de plus en plus difficile face au deep fake, les images truquées pixel par pixel à l’aide d’une IA (Microsoft a sorti un outil pour y faire face). Ensuite, la vérification des faits n’est pas toujours aisée quand il s’agit d’une pandémie où par nature les éléments d’informations manquent, sans compter que les journalistes ont une faible culture scientifique. « Le danger du fact checking, c’est le surplomb, a estimé à Médias en Seine Cédric Mathiot, responsable de CheckNews (Libé). Avec un débat beaucoup plus à plat, les gens sont peut-être plus convaincus que si cela vient d’un média dominant. »
Les complotistes l’ont d’ailleurs bien compris puisqu’ils misent sur des cercles militants pour augmenter la viralité de leurs récits. « Le militantisme avec ses petits soldats qui pollinisent les réseaux va plus dans le sens de ceux qui poussent des théories complotistes », constate Tristan Mendès France, qui souligne qu’un titre sur l’inefficacité des vaccins aura une viralité décuplée. Le drame, rappelle-t-il, est d’ailleurs que la bulle de filtre tend à accroitre les inégalités entre ceux qui savent bien exploiter les réseaux sociaux et ceux qui en sont victimes.
Les idées complotistes ne rapportent pas que de l’argent à Dieudonné, Alain Soral ou Thierry Casasnovas avec leur boutique en ligne ou leur chaîne de bien-être. Véronique Reille-Soult met en garde contre la vulgarisation des idées complotistes, même pour les dénoncer. Car le sujet vend et fait de l’audience. Hold up a ainsi l’écho que lui ont donné les médias. Si le site de France Soir ou André Bercoff (Sud Radio) sont des serviteurs zélés de sa cause, CNews ou C8 (TPMP) se sont montrés opportunistes en organisant des débats sur le sujet. « Hold-up, le documentaire-choc sur la Covid-19 », peut-on lire sur My Canal à propos d'un replay de TPMP. On a vu plus hardie comme dénonciation. Ce peut-être aussi avec l'idée qu'il s'agit d'un simple documentaire-choc que les internautes se sont envoyés le lien vers Hold-Up. Pour Sylvie Briand, directrice de la préparation mondiale aux risques infectieux à l’OMS, une épidémie ne se contrôle que grâce aux gens pour éviter les partages face à la désinformation. « Que ce soit pour l’épidémie ou l’infodémie, tout le monde a un rôle à jouer », a-t-elle déclaré à Medias en Seine le 19 novembre.
How-to : comment réagir au complot ?
S’il peut être désarmant de communiquer pour une marque victime de complot, il existe quelques techniques à adapter aux conquis, aux sceptiques et aux rétifs.
1/ Pour ceux qui croient en vous : leur donner des armes. S’il est impossible de faire changer d’avis un complotiste, Marie Muzard, de MMC, conseille tout de même de partager des faits objectivés, des arguments rationnels afin de nourrir les personnes qui vous croient afin qu’elles évangélisent ensuite.
2/ Pour les sceptiques : utiliser une tierce personne. Cette technique sert à essayer de convaincre les personnes dans la zone grise. Une tierce personne permet de parler via un « véhicule plus crédible » et moins direct que la marque vue comme trop descendante. Un scientifique sera vu comme plus entendable que l’entreprise elle-même. Une star ou un influenceur peuvent aussi aider, même s’ils ne sont pas compétents dans le domaine concerné.
3/ Pour les irréductibles : viser la famille. Marie Muzard imagine suggérer des visualisations de scènes familiales pour quitter le registre idéologique « qu’on ne peut pas combattre » et plutôt « forcer à visualiser une scène douloureuse émotionnellement comme votre grand-mère affectée par le virus car vous n’avez pas pris le vaccin ». Ce que l’on pourrait qualifier de culpabilisation ne vise pas à convaincre mais à instiller le doute.