Des ventes atones, mais un secteur qui change de modèle et fourmille d'innovations. C'est un peu la situation paradoxale de l'univers de l'habillement masculin aujourd'hui. Du côté des chiffres, la situation n'est guère brillante. La consommation de vêtements pour hommes a baissé de 1% en 2011 et devrait encore diminuer de 0,5% en 2012, selon la récente étude du cabinet Xerfi «La distribution de prêt-à-porter masculin à l'horizon 2013». Si la crise oriente les ventes à la baisse, elle ne saurait masquer un changement plus profond qui touche à la fois les grandes enseignes du secteur et leurs consommateurs.
Le modèle historique, celui du «discompte de masse», dans lequel des prix bas suffisent à attirer les clients, cède du terrain face à un nouveau paradigme qui reflète l'évolution de la société, dans laquelle la consommation devient un marqueur d'identité... et l'habillement, un marqueur de personnalité. «Aujourd'hui, le prêt-à-porter ne renvoie plus seulement à un statut social», souligne Laure-Anne Warlin, chef de projet chez Xerfi et responsable de cette étude.
Autrement dit, il s'agit du passage d'une logique de consommation de masse à celle d'une consommation de personnes. Fini le plus grand nombre, place aux niches. L'économiste Philippe Moati, directeur de recherche au Crédoc (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie), appelle cela «le commerce de précision», une transformation en cours dans l'ensemble de la grande distribution. «Le prêt-à-porter est le domaine dans lequel la logique du commerce de précision est poussée le plus loin», explique-t-il.
En prêt-à-porter masculin, cette rupture se caractérise par une hyper-segmentation de l'offre destinée à satisfaire toutes les niches de la clientèle. Chez les grandes enseignes, elle s'opère par genre (la création de la ligne «HE by Mango» pour les hommes, par exemple), par style (comme la ligne Heritage de la marque Banana Republic), par prix (telle la marque premium COS, pour Collection of Style, créée par H&M) ou par catégorie d'âge (à l'image de la marque Bizzbee pour les adolescents du groupe Jules).
«Il existe deux échelles dans le commerce de précision, le groupe et l'enseigne, observe Philippe Moati. Le groupe espagnol Inditex en est le parfait exemple avec son portefeuille de marques.» Propriétaire de Zara, Massimo Dutti et Stradivarius entre autres, Inditex a mis en œuvre cette stratégie pour donner naissance à une marque et ne s'en cache pas. «La chaîne de magasins de mode Pull & Bear est née dans le cadre d'une stratégie de segmentation du marché lancée par le groupe Inditex», ajoute-t-il.
Dans une moindre mesure, le fabricant-détaillant H&M a ouvert un magasin pilote, à Nice, consacré à l'homme et une boutique à Paris consacrée aux collections femmes et aux accessoires. «Les enseignes s'engouffrent dans cette veine de la proximité affinitaire, considère Laure-Anne Warlin. Celle-ci renvoie à deux démarches distinctes. La première cerne les attentes d'un groupe et la deuxième, le stade ultime, vise celles d'un individu.»
A l'image des «locavores» de l'alimentaire, les «locamodes» recherchent des vêtements fabriqués en France. L'enseigne Les Nouveaux Ateliers s'inscrit dans cette approche au niveau individuel, par le biais de leurs vêtements «sur-mesure» qui se veulent démocratisés.
En creux, cette hyper-segmentation des enseignes spécialisées met en évidence l'échec des géants de la grande distribution et de leur «discompte de masse» dans l'habillement. «Dans le domaine du non-alimentaire, la mode est le premier secteur dans lequel les hypermarchés ont mordu la poussière», souligne Philippe Moati. L'intensification de la concurrence, notamment celle des enseignes étrangères, a mis en exergue l'enjeu de la différenciation entre les marques.
«Le commerce de précision permet de trouver de nouveaux relais de croissance», estime Laure-Anne Warlin. Des relais susceptibles d'intéresser un client «postmoderne», libéré de ses carcans familiaux et religieux. «Les réseaux sociaux encouragent cette expression des goûts et d'adhésion à une communauté qui partagent des codes en commun», relève Laure-Anne Warlin.
Dans cette perspective, Pull & Bear a ouvert en 2011, à La Corogne en Galice (Espagne), un nouveau concept de magasin, le «Pull & Bear Interactive Store». Il propose en test plusieurs innovations technologiques qui portent sur l'influence de la prescription entre amis. Réalisés en collaboration avec l'agence interactive Fullsix, ces dispositifs comprennent notamment deux mécanismes de partage sur Facebook. Un catalogue virtuel et tactile permet de sélectionner des pièces issues des collections de la marque, pour créer des nouveaux looks, ensuite publiés sur son mur Facebook.
Plus intéressant encore, un studio photo appelé «Pull Your Look» permet de se prendre en photo avec de nouveaux vêtements près des cabines d'essayage, avant de partager le cliché sur Facebook et de recueillir les commentaires de ses amis.
«Ce mouvement vers le commerce de précision est récent, il est encore à l'état de développement et n'est pas encore banalisé, concède Laure-Anne Warlin. Mais il est dû à des changements profonds, que la crise n'a fait qu'accélérer.» A travers ces mutations s'exprime un désir de personnalisation.
Ce sillon est en particulier défriché par la marque de prêt-à-porter masculin Celio, avec son offre «Je crée ma chemise sur-mesure» présentée sur son site Internet. En huit étapes, du choix du tissu au boutonnage, et avec ses propres mesures, l'internaute peut ainsi confectionner sa propre chemise. «L'animation de cette relation personnalisée sur un site Internet est un nouvel élan pour un marché qui s'essouffle», envisage Philippe Moati. Ce besoin de personnalisation peut être assouvi par des partis pris du fabricant-détaillant qui guident le consommateur.
«En théorie, la personnalisation est l'aboutissement du commerce de précision, mais il existe une limite, celle de la capacité des individus à exprimer par eux-mêmes leurs désirs en matière d'habillement», note Philippe Moati. Au-delà de l'attrait de ne pas avoir exactement les mêmes vêtements que tout le monde, c'est une autre demande de fond qui s'exprime.
«Dans l'ensemble, les consommateurs recherchent une personnalisation de leur relation avec l'enseigne d'habillement plutôt que l'unicité d'un produit sur-mesure, entrevoit Philippe Moati. Les fabricants-détaillants de prêt-à-porter ont hyper-segmenté leurs offres, mais ne se sont pas véritablement intéressés à leurs clients.» La prochaine étape pourrait être celle du dépassement du seul produit au profit de la dimension «servicielle». «Vendre la fonction plutôt que le produit», prône Philippe Moati.