Avec des amis comme ça, on n’a pas besoin d’ennemis. Le DJ Goldie, connu pour son étincelante denture en or massif, semble être moins brillant lorsqu’il s’agit de garder un secret. En juin dernier, invité d’un podcast, il commettait une gaffe 24 carats, en révélant l’identité du plus mystérieux artiste de ces dernières années : le street-artist Banksy. Sous ce pseudonyme se cacherait Robert Del Naja, membre du groupe Massive Attack - un compagnon de graff de Goldie depuis leurs jeunes années, où ils couvraient de leur empreinte les murs de Bristol au Royaume-Uni… Del Naja n’a ni confirmé ni vraiment infirmé, lançant lors d’un concert : « Nous sommes tous Banksy ». Habile : l’affaire Goldie a immédiatement relancé les plus folles spéculations… Et fait davantage monter la cote de l’artiste.
« Le désir de n'exister que par son oeuvre »
L’anonymat fait-il vendre ? Cet été, dans les trains, sur les plages, sur les terrasses écrasées de soleil, l’écrivain le plus lu était un auteur sans visage : Elena Ferrante, dont la saga napolitaine « L’Amie prodigieuse » tient en haleine des centaines de milliers de lecteurs. Jamais de photo, des entretiens par mail… Son éditeur français lui-même, Vincent Raynaud, n’a jamais communiqué directement avec elle, expliquait-il dans un article du Nouvel Observateur. Là encore, l’identité de Ferrante a été éventée par un journaliste italien : il s’agirait d’Anita Raja, une traductrice de 63 ans.
« La volonté d’anonymat, voilà qui n’est pas incroyablement nouveau. Mais ce qui est certain, c’est que l’exercice est extrêmement sportif aujourd’hui », lâche Fabien Le Roux, planneur stratégique chez BETC. En son temps, Romain Gary pouvait tromper son monde en remportant le Goncourt pour son double Émile Ajar, auteur de quatre romans dont La vie devant soi. La supercherie ne sera découverte qu’après la mort de Gary. Difficilement concevable aujourd’hui.
« Ce choix philosophique, qui correspond au désir de n’exister que par son œuvre, doublé d’un choix contre culturel, n’est quasi plus tenable à l’ère de la data, des réseaux sociaux », estime Julie Espalioux, associée fondatrice en charge des RP et du social media chez Babel. Ce « défi au monde contemporain », comme le résume Fabien Le Roux, se heurte « aux hordes d’enquêteurs qu’a créées Internet ». D’autant qu’à l’ère de la surexposition, se cacher exacerbe les curiosités…
« Il y a trente ou vingt ans, on avait peu accès aux stars, rappelle Fabien Le Roux. Aujourd’hui, on ne compte plus les milliards de paparazzi amateurs qui ont croisé Lindsay Lohan dans la rue, on peut regarder des photos intimes de vedettes piratées sur leurs « clouds »… Il y a peu, la chanteuse Taylor Swift invitait carrément ses fans chez elle et publiait ensuite les photos sur Instagram ! ».
Dès lors, le marketing de l’anonymat peut-il vraiment exister ? Le concept n'est rien de moins que chimérique selon Matthieu Elkaim, directeur de la création de BBDO Paris : « Même lorsque je vais chez un créateur « no logo » comme Martin Margiela, je me situe dans une posture de sobriété et d’effacement, mais on sait que je porte du Margiela… ». Dans le genre ultradiscret, Fabien Le Roux cite la marque Vêtements, « un nom génial car tellement générique qu’il est difficile à trouver sur Google, alors que la plupart des marques désirent apparaître en premier dans les référencements organiques… ».
Redevenir anonyme
C’est bien connu : pour se faire désirer, en amour comme en marketing, il ne faut pas être trop collant. Ni trop présent. « Prendre le dessus, être maître de son tempo permet de donner un sentiment d’exclusivité au consommateur. Le brand content permet aux marques de se faire moins visibles. À cet égard, ce qu’a réussi Pepsi dans la série Empire est fascinant : placer sa marque dans le scénario, dans lequel un personnage écrit même une chanson pour la marque, sans que le placement de produit ne soit trop extrême ». Julie Espalioux, elle, cite « le film Johnny Walker avec Jude Law dans lequel on ne voit plus le produit, mais où la silhouette de l’acteur évoque le fameux personnage dessiné sur la bouteille ». Effacement publicitaire ultime ? « Les visuels McDo dans lesquels seuls les burgers ou les frites apparaissaient… », relève Julie Espalioux. Paradoxe : la marque est tellement connue qu’elle peut se permettre de redevenir anonyme…
Pour autant, nuance Mathieu Elkaim, « il ne faut pas confondre anonymat et rareté, cette forme de haute couture du marketing où l’on ne se situe plus dans la course à l’omniprésence. Comme les Daft Punk dont on entend parler tous les quatre ans… Mais pour ce faire, il existe une obligation : être sûr de la qualité de son produit, sans quoi le retour de bâton peut être violent… ».
Et quand, comme les artistes précités, on choisit de vivre caché, la prudence est également de mise. Car tout autant que la surexposition, l’anonymat peut se constituer un piège. Portés trop longtemps, les masques finissent par coller à la peau… Les Banksy, Ferrante et autre Daft Punk ont-ils intérêt à lever le voile ? Pas certain. « Il n’est pas difficile de trouver en quelques clics le vrai visage des Daft Punk, et à vrai dire, aujourd’hui tout le monde s’en fiche, s’amuse Fabien Le Roux. À présent, leur masque est devenu leur logo ».
Même des people ultra-exhibitionnistes finissent par choisir le retrait, « comme Kim Kardashian après son agression, ou Kendall Jenner qui a décidé de faire une pause sur les réseaux sociaux », souligne Julie Espalioux. En 2015, Facebook autorisait enfin les internautes à ouvrir des profils sous pseudonyme, après des années d’interdiction, au nom de la liberté d’expression. Une décision tardive qui donne à méditer sur la formule douce-amère d’Oscar Wilde : « C’est lorsqu’il parle en son nom que l’homme est le moins lui-même, donnez-lui un masque et il vous dira la vérité. »