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Entre les grandes entreprises parfois boudées et un intérêt pour les start-up qui semble s’émousser, les entreprises familiales ont quelques atouts à faire valoir. Elles sont de plus en plus prisées.

De quoi parle-t-on ? « Pas moins de 37 définitions différentes des entreprises familiales existent dans la littérature académique », note Miruna Radu-Lefebvre, titulaire de la chaire entrepreneuriat familial et société à Audencia. Peut-on qualifier de familiale une société dès sa création ? Dès la première génération ? Ou combien de transmissions sont-elles nécessaires ? Quel modèle de financement ? À 100 % familiale obligatoirement ? L’Insee a renoncé à en faire une catégorie à part entière.

Bien peu de données quantitatives sont disponibles, donc. Le 15 janvier 2016, la Commission européenne a voulu mettre un peu d’ordre avec une définition, publiée au Journal officiel, qui ne fait pourtant pas l’unanimité. Il y est question de majorité des pouvoirs décisionnels, mais rien sur les intentions de transmission. « Pourtant, elles sont le plus gros employeur au monde, souligne Rania Labaki, directrice du centre family business de l’Edhec business school. Elles sont plus performantes que les entreprises à capital ouvert qui procèdent à des lay-off [licenciements]. Aujourd’hui, on peut parler d’une véritable prise de conscience des vertus de ces entreprises-là, avec des banques, des cabinets conseils, des notaires… dédiés. »

Qui dit familial dit ancienneté mais pas pour autant immobilisme. Pierre Lemoine, septième génération à la tête des éditions du même nom – Henry Lemoine –, spécialisées dans la musique depuis 1772, a multiplié par 40 le chiffre d’affaires en 35 ans. Il vient de s’adjoindre les services d’une attachée de presse pour mieux faire connaître sa maison qui édite des œuvres musicales. « Rappeler que l’entreprise est issue d’une grande famille pourrait ne pas être bien perçu par le public, confie Olivier Schiller, troisième génération à la tête de Septodont, société de 1 700 collaborateurs dans le monde et dédiée aux produits utiles aux professionnels du secteur dentaire. Par ailleurs, les médias s’intéressent davantage aux grandes boîtes qu’aux nôtres. On passe souvent sous les radars », déplore celui qui est aussi vice-président du Mouvement des entreprises de taille intermédiaire (METI).

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Caroline Mathieu, déléguée générale du Family Business Network (FBN), aime à parler de « champions cachés de l’économie, ce qui est un inconvénient car ils gagnent à être très connus », souligne-t-elle. Certaines entreprises ont un rayonnement international et sont mondialement connues : LVMH avec la famille Arnault, Kering avec les Pinault, Auchan avec les Mulliez, CMA-CGM avec la famille Saadé, Bouygues, Bolloré, etc. 20 % des grands groupes sont familiaux, mais aussi 75 % des petites et moyennes entreprises (PME) et 50 % des entreprises de taille intermédiaire (ETI).

« Pendant 20 ou 30 ans, le fric a été la culture dominante dans l’entreprise, assure Didier Pitelet, président du Cercle du leadership, fondateur d’Henoch Consulting, cabinet conseil. Le biorythme de la direction financière a cassé la motivation des troupes. Là, les jeunes générations sont attirées par un travail authentique. Le bon sens paysan fait son retour en force. L’entreprise familiale fait sens. » Elle s’inscrit dans un temps long. L’unité de mesure de référence est la génération, et pas le reporting au trimestre. Un quart des membres du Family Business Network sont centenaires – les Hénokiens (Association d'entreprises familiales et bicentenaires) affichent même plus de 200 ans d’histoire -, avec un ancrage territorial fort, et pas uniquement dans les grandes agglomérations.

L'entreprise familiale se situe bien loin aussi des principes de Milton Friedman, l’apôtre des ultra-libéraux qui écrivait, en 1970, que la responsabilité sociale des entreprises était de créer de la valeur pour les actionnaires. « Ce modèle a quelque chose de rassurant, explique Johan Gaulin, associé d'EY France, coresponsable du marché des entreprises familiales – qui a remis en octobre 2022 le prix EY de l’entreprise familiale à Xavier Biotteau, petit-fils du fondateur d’Eram -, il est moins soumis aux aléas du marché et axé sur des circuits courts. Des responsabilités sont confiées très rapidement, avec un accès direct aux dirigeants. Un point qui séduit les jeunes générations. »

Le problème du turnover est beaucoup moins présent qu’ailleurs, quand tant de DRH en souffrent dans les grosses structures. Il est inéxistant au sein des éditions Henry Lemoine. Quasiment nul au sein du groupe Caille, spécialisé dans la logistique, le déménagement et maintenant l’archivage. « J’aimerais en avoir parfois plus pour renouveler les équipes, s’amuse même Bertrand Caille, l’actuel PDG, septième génération – la huitième est déjà dans la boucle. Aucun départ constaté, même pendant les périodes difficiles. Nos collaborateurs sont attachés à leur entreprise autant que les propriétaires. »

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Mais la PME familiale n’est-elle pas aussi un choix par dépit. « En Italie, après une bonne business school, ou une école d’ingénieurs, les jeunes retournent dans leur région d’origine, commente Georges Maregiano, directeur national du marché ETI chez KPMG. En France, ils veulent encore un grand groupe. » Mais, le climat évolue. « Les générations Z ou Alpha ne sont pas à une contradiction près, reconnaît Miruna Radu-Lefebvre, avec un nom du CAC 40 pour premier poste, histoire de cocher les cases ». Avec le départ en retraite des baby-boomers, le grand sujet est aussi celui de la transmission – une ETI sur deux doit changer de mains d’ici à dix ans. Un changement générationnel qui est également lourd de menaces pour tout un tissu économique.

Trois questions à Philippe d’Ornano, président-directeur général de Sisley et coprésident du METI (Mouvement des entreprises de taille intermédiaire)

En quoi les entreprises familiales sont un atout pour les territoires ?

En 2009-2010 et 2020-2021, les entreprises familiales sont les seules à avoir créé de l’emploi. Elles se projettent sur le long terme et ne surréagissent pas aux crises. Cela en fait un airbag pour les territoires. 70 % se trouvent en dehors de l’Île-de-France. Pourtant, les enjeux de transmission en ont bloqué le développement pendant vingt ans.

Qu’est-ce qui bloquait ?

Entre 1995 et 2000, pas moins de 600 entreprises familiales ont été perdues. Taittinger, Salomon… Une vraie hémorragie. Le mécanisme à l’origine de cette situation absurde ? Le doublement des droits de succession décidé en 1983, sans penser du tout à la transmission des entreprises. Soit 55 % de sa valeur en ligne directe, à payer à chaque génération. Méconnu, le pacte Dutreil – du nom du ministre qui l’a mis en place —, et dont on va fêter les 20 ans, a rectifié le tir. En Europe, la moyenne du coût d’une transmission est de 5 %. Sept pays ne les taxent pas du tout. En France, le chiffre est en moyenne de 11,5 % de droits sur la valeur de l’entreprise.

Pourquoi une image parfois vieillotte colle-t-elle aux entreprises familiales ?

La prudence à l’endettement est souvent perçue comme un management « à la papa ». Mais, en cas de crise, quand la démarche d’investissement est à contre-courant, cette attitude paraît vertueuse. Vous avez alors plus de soutien. Et, les deux crises que nous venons de traverser, le covid et les Gilets jaunes, ont souligné l’abandon des territoires. D’où l’intérêt de cette gestion différente.

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