Le baromètre de la diversité du CSA montre une représentation de 0,7% du handicap sur les écrans français. Est-ce une grande différence par rapport à la réalité de la société française ?
Sophie Cluzel. Oui. Avec 0,7% de représentation visible du handicap, nous sommes très loin de la réalité. On compte 10 à 12 millions de personnes qui sont en situation de handicap, des plus petits aux plus âgés, du physique au mental en passant par le sensoriel, le psychique ou l’autistique. 80% de ces handicaps sont invisibles. Pour autant, à la fois dans les fictions, les films et les émissions, ces personnes ne sont pas assez vues ou invitées comme des experts. Elles ne sont pas non plus représentées dans les métiers de l’audiovisuel, du journalisme, de l’animation… Nous nous heurtons encore à l’autocensure, au problème de l’accessibilité de beaucoup écoles dans les bâtis ou l’adaptation des formations quand il s’agit de faire monter en qualification les personnes en situation de handicap. Il y a beaucoup de leviers sur lesquels il nous faut travailler pour améliorer la qualification et faire tomber les préjugés des personnes elles-mêmes. Il faut être plus incitatifs en direction de nouveaux métiers, sachant que 80% des handicaps sont acquis à la suite d’un accident de la vie et que seuls 20% sont de naissance. Cela passe par la formation.
Les groupes audiovisuels publics sont-ils exemplaires en la matière ?
Non, pas du tout. Raison pour laquelle nous avons signé en décembre 2019, avec quinze groupes audiovisuels français, une charte d’engagement pour mobiliser les médias à la fois sur la représentativité des personnes en situation de handicap dans l'audiovisuel et pour une meilleure accessibilité. L’exemplarité de la sémantique, c’est important également. Par exemple, en plateau, les noms d’oiseaux du type « autiste » ou « mongol » réveillent des blessures permanentes et rappellent que c’est encore une forme de discrimination dans la représentation qui est alors véhiculée.
Pensez-vous qu’il faut des séries dédiées comme dans Vestiaires, des fictions où le rôle principal est tenu par un personnage handicapé comme Cain, ou qu’il faut instiller des représentations du handicap dans l’ensemble des programmes ?
Un peu tout cela à la fois. Il faut que la personne handicapée soit considérée comme un acteur, comme les autres artistes, et qu’il y ait une pluralité des représentations. Un des grands axes passe par la jeunesse. Des séries comme Mental ou Skam montrent qu’on peut dédramatiser en faisant s’exprimer des personnes en situation de handicap avec d’autres jeunes. Les succès d’audience sont au rendez-vous : Les Bracelets rouges, Apprendre à t’aimer, Hors Normes… Il ne s’agit pas d’être larmoyant mais de normaliser le regard sur le handicap. L’engouement des Français pour les athlètes paralympiques est révélateur. Il faut être à la hauteur de tous ces enjeux pour la retransmission des Jeux en 2024.
Les entreprises embauchent-elles plus de personnes handicapées ou préfèrent-elles payer l’amende ?
On a les deux. Depuis la loi de 1987, l’obligation d’emploi est de 6%. Trente-trois ans après, nous sommes à 3,6% dans le privé et à 5,5% dans le public. Il y a des entreprises qui ont compris que la diversité était une chance et que la différence était une façon d’embarquer les hommes et les femmes dans un projet commun. Les grandes entreprises, qui ont des missions «handicap», sont souvent proches des 6%. Elles en ont fait un outil de dialogue social, porté également par les syndicats. C’est le côté vertueux des accords. Avec l’aide de l’Agefiph et du Fiphfp, nous avons la volonté d’accompagner les TPE et PME dans cette transformation pour une société plus inclusive.
Le digital offre des perspectives d’emploi où il n’est pas nécessaire de se déplacer. Est-ce un espoir ?
Oui, c’est un marché en plein boom, un vivier d’emplois colossal qui peut abolir les obstacles, grâce au télétravail notamment. Il faut faire feu de tout bois pour susciter les embauches. Simplon, qui forme au numérique, a un module pour attirer les personnes en situation de handicap et assurer une formation à l’accessibilité universelle du numérique avec la norme RG2A qui incite un site internet à être accessible à tout public. Quoi de mieux qu’une personne handicapée experte pour déterminer la qualité de la formation et du service rendu ?
Combien de sites internet peuvent-ils se convertir à la norme RG2A ?
Dans les deux ans, nous avons fixé comme objectif que 80% des sites internet soient accessibles, en cohérence avec cette norme. Les sites publics comme ceux des entreprises privées faisant plus de 250 millions de chiffre d’affaires ont cette obligation. Il faut en faire un argument commercial pour attirer davantage de visiteurs, notamment les personnes âgées ou les gens qui ont des difficultés de vision. Il faudra les bons webmasters pour former au numérique et au numérique accessible. Nous sommes trop en retard sur la formation initiale. Pourtant, j’ai été frappé de voir à la Paris Game Week que le handicap n’existait plus devant un jeu vidéo. Nous nous privons aussi de talents comme ceux des autistes Asperger alors que la Silicon Valley en a fait une richesse et une force sur tous les métiers du digital. J’ai tout un programme « Aspie-friendly » pour faire monter en qualification ces personnes.
Comment réagissez-vous à la crise sanitaire et économique ?
Il est primordial que les personnes handicapées ne soient pas les premières victimes de la crise comme c’est trop souvent le cas. Avant celle-ci, nous étions descendus en dessous des 500 000 demandeurs d’emplois. J’ai voulu que le plan de relance soit inclusif avec 100 millions d’euros dédiés à l’emploi. J’ai obtenu la suppression de la limite d’âge pour l’aide de 4 000 euros pour un CDD de plus de trois mois ou un CDI. C’est également 8 000 euros d’appui par contrat d’apprentissage et 15 millions d'euros dédié à l’emploi accompagné. En apportant de l’aide humaine, du job coaching en cas de trouble psychique par exemple, nous permettons à l’employeur de continuer à jouer son rôle. Chaque année, nous avons en outre la semaine européenne pour l’emploi des personnes handicapées. Le 19 novembre, nous aurons le DuoDay que j’ai instauré en 2017. Il s’agit d’une journée où les employeurs ouvrent leurs portes aux personnes en situation de handicap avec un collaborateur à leurs côtés, favorisant ainsi l’entrée vers l’emploi.
Est-ce que l’insertion dans l’entreprise progresse ?
Oui, cela progresse dans l’idée que la différence peut être une richesse. Quand un patron vous dit que cela lui a fait revoir son management pour l’ensemble des salariés, c’est gagné. Telle adaptation, tel mode de fonctionnement ou de communication peuvent être généralisés. Andros a embauché sept autistes Asperger sévères, avec leur éducateur. Ce dispositif a fédéré une grande partie des employés et l’entreprise a revu sa chaîne de montage avec des pictogrammes qui servent aujourd’hui aux personnes non nativement francophones. Quand vous vous intéressez à des profils qui ont des besoins que l'on croit au départ spécifiques, alors, forcément, vous servez le plus grand nombre.