Dominique Crépy, directeur de la communication interne et institutionnelle des Mousquetaires se souvient du jour où il a dû affronter un suicide dans l’entreprise où il travaillait: «J’ai déroulé les trois temps de la com de crise : compassion, transparence et action. Ce n’est qu’après que j’ai mesuré que la langue de bois que j’avais utilisée avait pour effet d’anesthésier l’émotion et la violence», a-t-il expliqué lors d’une demi-journée sur le sujet de l’Association française de communication interne (AFCI), le 24 novembre. Or la colère face à la violence, comme l’émotion devant le drame, sont de précieux révélateurs d’humanité: elles témoignent de l’empathie de l’entreprise devant la détresse d’un corps social.
Novlangue managériale
Nombre de communicants en sont conscients: impossible d’ignorer plus longtemps que cette «novlangue managériale» ne passe plus auprès des salariés. Sur les réseaux sociaux, les forums internet ou même dans les médias, plus personne n’ose parler la langue de chêne qui caractérisait les bureaucrates du Kremlin à l’époque soviétique. Pourtant, il suffit de saisir à la volée n’importe quel communiqué interne pour trouver des limogeages annoncés comme autant de façons de «donner une nouvelle orientation à sa carrière» ou de «poursuivre un projet personnel». Parfois, les éléments de langage confinent à l’absurde: «Les entreprises affirment vouloir remettre les salariés au centre: dans la mesure où elles y ont déjà mis les clients, ça fait du monde!», persifle François Dupuy, sociologue des organisations, à l’AFCI.
Ce spécialiste, qui vient de réaliser une étude sur La Poste auprès de 75000 facteurs, note qu’il y a souvent à l’origine d’une grande frilosité dans le langage une peur de dire la réalité aux salariés et un manque de courage. Tout changement d’envergure est perçu comme incommunicable… sauf à passer son discours à la moulinette de la langue de bois. «Pour introduire le fonctionnement par équipe au sein d’une grande entreprise, j’ai entendu dire qu’on allait adopter un nouveau référentiel managérial, se souvient-il, et qu’on allait travailler en équipe autoportée, ce qui signifiait autonome».
Tout cela prêterait plutôt à sourire si, pour paraphraser Camus, mal nommer n’ajoutait pas au malheur de l’entreprise. «Laquelle est beaucoup plus engageante et engagée vis à vis de sa clientèle sur les réseaux sociaux, observe Guillaume Aper, directeur adjoint de la communication de JCDecaux qui s’exprime en tant qu’administrateur de l’AFCI. Et il y a un niveau de discours dans les médias qui ne tolère plus aucun discours ampoulé et emberlificoté. Le décalage vécu par les salariés est d’autant plus grand qu’ils sont en même temps des clients et des experts qu’on ne peut pas mener en bateau.»
La langue de bois n’est d’ailleurs pas seulement un sabir soupesé et validé par de multiples relectures: elle est aussi parfois une loi de silence quand la direction d’une entreprise, confrontée à un projet de transformation, n’ose pas dire le vrai par peur de susciter une levée de boucliers. C’est d’ailleurs de cette absence de communication réelle que naissent des mots édulcorés comme «synergies» ou «réorganisation» pour licenciements ou fusion.
Incommunicabilité du réel
Il en résulte aussi une incommunicabilité du réel. «Les ingénieurs de Volkswagen n’ont pas informé leurs dirigeants que les normes fixées pour les moteurs ne pouvaient pas être remplies, au motif que ceux-ci n’auraient pas accepté de l’entendre», rappelle Jean-François Chanlat, professeur à Paris-Dauphine. «On se protège pour ne pas dire ce qu’il en est, constate Benedikt Benenati, fondateur de l’agence Only The Braves, mais si la peur prend le dessus, c’est l’ouverture à des zones de malentendus et de disfonctionnements.»
Ce qui ne signifie pas pour autant qu’il faille tout dire : la langue de bois est nécessaire aux diplomates pour éviter les conflits et maintenir le lien. Et, comme dit Marc Renaud, directeur de la communication interne et institutionnelle de Leroy Merlin, il s’agit aussi de respecter l’information préalable des instances sociales: «S’il n’y a pas d’éléments de langage, il y a délit d’entrave et vous allez dans le mur».
Il apparaît néanmoins possible de bannir la langue de bois à travers des règles simples. Bruno Scaramuzzino, président de Meanings, conseille d’avoir un discours qui « convoque la réalité » (y compris en évitant «la langue de bois chromatique» quand on marie deux logos avec une couleur moyenne), de rematérialiser le lien (via le print) par rapport au tout digital, d’articuler temps court et temps long en montrant que la demande permanente d’«agilité» est compatible avec la stabilité. Il est aussi recommandé de s’exprimer dans la palette des nuances du français plutôt qu’en franglais. Ou encore de ritualiser la prise de parole tout en rompant avec la dictature de la transparence.
Pour cela, Guillaume Aper rappelle l’intérêt des galettes des rois ou des pots de départs à la retraite: on peut y parler vrai sans passer par le truchement de l’écrit qui lisse la portée de mots. Le communicant peut aussi faire témoigner de «petites voix» de l’entreprise en vidéo. Reste qu’il ne faut pas confondre parler vrai et parler cash. «Est-ce qu’un patron qui parle ainsi accepte qu’on en fasse autant avec lui?» interroge Benedikt Benenati, qui conseille de délier les langues en encourageant la prise de parole et de cultiver l’authenticité dans ses événements internes. «L’absence de langue de bois est une alliance d’authenticité, de courage, de bienveillance et d’harmonie», conclut-il.
«Le sujet ne parle plus, il est parlé»
La communication exerce une fonction informationnelle (le dire), mais aussi performative (l’agir), de pensée, symbolique (le sens), phatique (le lien) et parfois poétique (…). Avec la langue de bois, le dire est un discours plat. Le parler fait disparaître le sujet et l’incarnation. L’éthique est affaiblie. La pensée est diminuée pour devenir slogan ou tweet. La fonction symbolique laisse la place à une panne de sens. La langue de bois entraîne aussi une perte de lien. La fonction poétique n’existe plus.
Une parole authentique est une parole portée par un sujet qui exprime ce qu’il ressent réellement. Dans l’entreprise, plus la langue est formatée, moins il y a de place pour l’authenticité. Les sujets ne tiennent des propos authentiques que lorsque la culture de l’organisation dans laquelle ils évoluent leur permet d’exprimer leur subjectivité.»