On lui doit bon nombre des campagnes les plus marquantes de la publicité, notamment pour Benetton. À 82 ans, Oliviero Toscani, photographe star et provocateur autoproclamé, est atteint d'une maladie incurable. Il a accordé une interview exclusive à Stratégies. Entretien «all'arrabiata» sur sa carrière, sa vision de la publicité et du marketing.

Au téléphone, la voix paraît lointaine, puis se fait de plus en plus présente. Le français est parfait, parfois châtié, parfois argotique, avec, toujours, cette scansion en forme de montagnes russes propre aux Italiens. En cet après-midi d’octobre, on imagine Oliviero Toscani dans sa maison ocre de Casale Marittimo, village médiéval non loin de Pise, sur cette Côte des Etrusques toute en cyprès et en lumière mordorée. Nous avions proposé de nous y rendre, pour discuter de visu avec le photographe star, celui-là même qui a façonné la publicité des années 1980 et 1990, avec ses campagnes chocs pour – notamment – Benetton. L’interview se fera à distance. 

Oliviero Toscani, 82 ans, est malade. L’information est parue dans le Corriere della Sera à la fin août. À la question, «Comment vous portez-vous, Oliviero Toscani ?», il répond sans fausse pudeur : «Je suis atteint d’une maladie incurable, l’amylose. Elle bloque peu à peu mon organisme. Ça fait un an, je ne bouge pas bien...» En une année, le fringant Toscani aurait perdu plusieurs dizaines de kilos. Au moment où nous lui parlons, le photographe s’apprête néanmoins à partir à Zurich. Le Museum für Gestaltung, consacré au design et à la communication, lui consacre une grande rétrospective, prolongée jusqu’au 5 janvier 2025 en raison de son succès. L’occasion de redécouvrir et surtout de découvrir, pour les plus jeunes d’entre nous – qui, pour certains, n’ont même pas la moindre idée de ce que représente la marque Benetton –, ce qui ferait presque figure de monde englouti : un univers de hardiesse et de provocation, impensables à notre époque vécue dans la terreur du bad buzz. 

Hasard du destin : c’est justement à Zurich que Toscani passe, de son propre aveu, «les années parmi les plus formatrices de [sa] vie». Il y suit les cours de la Kunstgewerbeschule, une école d'art : son père, Fedele, premier photoreporter du Corriere della Sera, l’avait poussé à s’y inscrire. «J’ai commencé à faire du reportage, mais j’ai compris dans les années 1960 que le photoreportage, Paris Match, Time, etc., était en train de mourir», raconte Oliviero Toscani. Dans ces années-là, il donne dans la photographie de rue à New York et rejoint la légendaire Factory d’Andy Warhol. Il y côtoie Lou Reed et Mick Jagger, qu’il photographiera tous deux - entre autres beautiful people de ces années-la. «Au commencement des années 1960, j’ai beaucoup voyagé. J’appartiens à cette génération, à cette jeunesse, qui vivait constamment dans l’espoir. Je suis né en 1942. À 20 ans, j’avais fini l’école, j’ai vécu à Paris, à New York... J’étais très arty. J’ai commencé à vivre comme ça, comme un clochard», se souvient-il, avec le ton tragicomique qui lui est propre. À ce moment-là, au bout du combiné, le disert Toscani cherche ses mots : «Dès tout jeune, j’ai été “fortunato”, comment vous dites en français ?» Chanceux, on dit chanceux. «Fortunato», le qualificatif reviendra souvent dans la bouche du photographe, comme un «ritornello», comme on dit en italien. 

De Bellucci à Benetton 

Fortunato, Oliviero l’est aussi en France. Après New York, voilà Paris, la mode, et les couvertures de Elle. Il sera le découvreur de la plus française des Italiennes. «Tout le monde me parle de Benetton, mais j’ai aussi fait plusieurs couvertures de Elle. Notamment avec Monica Bellucci : c’est moi qui l’ai emmenée à Paris !» Arrive une rencontre fondatrice, et l'amitié de toute une vie : «J’étais déjà connu, j’avais fait plusieurs campagnes pour Esprit... Elio Fiorucci, le patron de Fiorucci [marque de prêt-à-porter], dont j’avais fait toutes les affiches, a dit à Luciano [Benetton] : tu devrais travailler avec Oliviero. Je lui ai répondu : OK, mais je ne veux pas de service marketing entre nous. Je vivais chez Luciano, à Trévise. Nous étions tous deux colocataires, nous nous sommes bien amusés...» En 1984 sortent les fameuses campagnes «United Colors of Benetton» au casting volontairement multiculturel – aujourd'hui, on dirait «inclusif».  

«À l’époque, j’ai dit à Benetton : tu crois que les jeunes sont plus intéressés par les pull-overs ou par le sida ? À partir de là, on a commencé à travailler sur des sujets plus intéressants que les mannequins glamour.» Pour le moins... La période-phare de Benetton cultive plusieurs regards sur la différence. Toujours militants, parfois dérangeants : un curé galochant une nonne, un nouveau-né couvert de sang, le cordon ombilical dégoulinant de plasma, des condamnés à mort, un malade du sida christique sur son lit de mort, des vulves et des verges en full frontal... Avec ces campagnes à grandes causes - aujourd'hui, on parlerait de « purpose» -, toujours polémiques, Oliviero Toscani gagne le titre de provocateur en chef mondial. «Aujourd’hui, on n’aime plus la provocation mais pour moi, provocateur, c’est un compliment ! On peut provoquer beaucoup de choses, on peut aussi provoquer la paix... !»  

À Stratégies, pour l’avoir interviewé plusieurs fois, on le sait bien. Provocateur, Toscani l’a toujours été, y compris et surtout pour évoquer le milieu de la publicité et du marketing. En 1995, il publiait un ouvrage au titre à la fois terriblement imagé et dénué de toute ambiguïté : «La Pub est une charogne qui vous sourit»«Le modèle de la publicité a fait faillite», lâchait-il en 2018 dans nos pages. Sur ce point, l’éruptif Italien n’a pas perdu en âpreté. Au bout du fil, la voix se fait plus énergique. Tempêtueuse, presque : «Pour moi, le monde de la publicité, c’est une bande d’idiots complets... Je trouve que ce monde-là est triste. Il devrait être un endroit vital, créatif... et c’est tout le contraire. Déjà, selon moi, un directeur de création, c'est un non-sens. Diriger sa propre créativité, la créativité des autres, ça n’existe pas. Même le bon Dieu n’a pas dirigé la création du monde : il a tout fait tout seul !» Un non-sens, aussi, le métier de créatif ? «Lorsqu’on prétend chercher des idées, cela signifie qu’on n’en a pas, justement, d’idée... Les idées doivent être une chose naturelle, on doit en permanence analyser la vie, le monde, y réfléchir... Les idées ne viennent pas en regardant les médias sociaux.» 

Anti-social media 

«Provoc» un jour, «provoc» toujours... On le devine, ce genre de gracieusetés, Toscani les sert aussi à volonté aux réseaux sociaux : «On y choisit qui y entre, on y est privé de sa liberté pour avoir la tête et le cœur cassés par des choses inutiles. Je n’ai aucun respect pour les gens qui sont sur les réseaux sociaux. Je suis incapable de me servir des social medias. Je les hais tous.» Voilà qui est clair. Lorsque, plus tard, on contactera le Studio Toscani pour poser quelques questions additionnelles, l’on se verra signifier que «Signor Toscani ne répond jamais par e-mail». Cohérent. 

Sur un mode «arrabiato», Oliviero Toscani persiste et signe : «J’ai toujours refusé d’être commandé par le marketing. Le grand ennemi que j’ai eu chez Benetton, c’était le management... Heureusement, Luciano était de mon côté. Je n’ai jamais pensé que Luciano était mon chef. C’était une vraie collaboration. Je faisais ce qu’il ne faisait pas, et lui faisait ce que je ne faisais pas. Nous nous parlons tout le temps, encore aujourd'hui.» 

Au fil des minutes, tout comme «fortunato», un autre mot ponctue l’échange, comme psalmodié : la «libertà». «La chose la plus importante pour moi, c’est la liberté... Mon choix a été de ne jamais avoir de chef, jamais avoir sur mon dos quelqu’un qui me dirait ce que j’avais à faire... Pour la liberté, je suis prêt à m’enchaîner. Tout ce que je cherche, c'est la possibilité de m’exprimer. Tant pis si ça déplaît. Je m’en fous. J’ai le consensus en horreur.» Loin des publicitaires à grosses montres et coquettes villas à Sperone, Toscani assène être farouchement «opposé à la propriété, à tout ce qui entrave, de manière générale. La patrie, la famille... C’est la ruine de la société»

Aujourd’hui, si Oliviero Toscani a des déceptions, ce serait peut-être la fin de la Fabrica, centre de recherche et de communication créé en 1994 avec Benetton, non loin de Trevise. «C’était une bonne idée, mais c’est fini... Nous l’avions conçu comme un lieu de création et de recherche sociopolitique, dans des locaux créés par l’architecte Tadao Ando... Nous éditions aussi le magazine Colors, qui avait un bureau à Paris. Luciano Benetton comprenait que tout cela avait de la valeur.» Du brand content avant l’heure, en somme. 

«Je ne suis pas un artiste»

Celui qui confiait au Corriere della Sera n’avoir «plus envie de prendre des photos» ne se dit pas plus flatté que cela des rétrospectives qui rendent hommage à son travail, de Ravenne à Zurich en passant par Bologne et Milan... «Tout ça ne m’intéresse pas parce que je ne suis pas un artiste : je suis un photographe. J’utilise la photo comme un écrivain utilise l’écriture. Mon appareil photo, c’est ma machine à écrire. Et ça ne m’intéresse pas non plus de faire de belles photos. Les plages, les pigeons qui volent... Tout cela, ce sont des photos inutiles. Je n’ai jamais pris une photo pour moi. La photographie, ce n’est pas de l’onanisme esthétique et pictural.» 

Ne rien regretter, sauf les choses que l’on n’a pas faites. Voici comment Oliviero Toscani présente sa philosophie de vie. «J’ai été très "fortunato", j’ai eu beaucoup de chance. Toute ma vie, j’ai voyagé, j’ai toujours vécu comme je l’entendais, fait ce que je voulais... J’appartiens à cette génération qui chantait “Forever Young”. Et puis un jour, je me suis réveillé et j’avais 82 ans. Parfois, je me demande si cette maladie n’est pas une punition pour avoir été aussi chanceux. J’ai l’impression de payer pour toute cette chance.» 

L’entretien se termine, Toscani y met fin «ex abrupto». «Vous aurez bien assez de quoi faire», lâche-t-il d’autorité. On lui confie, essayant de grapiller encore quelques minutes, qu’il a été l’une de nos premières interviews, il y a 25 ans, à nos débuts dans le journalisme... Toscani s’en sort par une pirouette. «Va bene, la prochaine fois que vous me rappellerez, vous aurez plus de 70 ans, et moi, je serai toujours là !» Fortunato... 

Toscani en cinq photos 

1. Mick Jagger. Jeune photographe, fraîchement émoulu de l'école d'art de Zurich, Oliviero Toscani part à New York dans les années 1960. Il fraie avec tous les beautiful people de la faune arty, et rejoint la mythique Factory d'Andy Warhol – lequel fera l'objet de l'un de ses portraits, tout comme Mick Jagger.

2. Elle. Toscani a officié en tant que photographe de mode, tout d'abord, pour les magazines Vogue, Harper's Bazaar, Esquire ou encore Elle. Il y photographiera Inès de la Fressange, y shootera la première couverture de Claudia Schiffer, mais aussi et surtout sa compatriote Monica Bellucci, qui aura les honneurs de la cover de Elle en 1988, à peine sortie de l'adolescence.

3. Israël-Palestine. Voilà une photo aux résonances bien actuelles... Cet Israélien souriant face à un Palestinien s'inscrit dans l'ère polémique de Benetton. Malade du sida agonisant, condamnés à mort ou sexes en gros plans... Des campagnes parfois accusées de récupération mais qui n'ont jamais manqué de faire parler... et de faire parler de la marque !

4. Femme allaitante. Credo publicitaire originel de Benetton, marque connue pour ses pull-overs de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, «United Colors of Benetton» a donné à voir des publicités inclusives avant l'heure.

5. No-l-ita. En 2007, cette campagne pour la marque de vêtements No-l-ita s'en prenait à la vogue des mannequins ultraminces en montrant le corps décharné d'une anorexique. L'affiche n'avait pas manqué de créer de l'émoi. Et du débat, comme toujours avec Toscani.

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