[Initialement publiée dans le numéro 1638 de Stratégies]
D'abord, il y a eu le piratage de son profil Facebook, pour y publier une photo porno. Une blague courante, durant la pause déjeuner, dans cette agence de publicité d'une cinquantaine de salariés. Puis le détournement de son courriel, pour envoyer un message à toute l'agence accompagné d'une photo très suggestive de bouche dégoulinante assortie de la légende: «J'ai bien mangé ce midi.» Courriel auquel le patron de l'agence a répondu, tout en finesse: «Je savais que tu étais comme ça.»
Enfin, il y a eu ce godemiché collé au plafond au-dessus de son bureau…
Pour cette jeune stagiaire de 22 ans, Stéphanie*, le baptême du feu en agence a viré au cauchemar. Au point qu'elle a écourté son stage de six mois en jetant l'éponge après huit semaines.
Simples gaudrioles, gauloiseries de vestiaire, blagues lourdingues ou harcèlement sexuel? Dans les agences de publicité, comme dans certains médias, ces comportements limites ne sont pas rares. Pour autant, y a-t-il plus d'affaires de ce type qu'ailleurs?
Terrain propice?
Dans les entreprises, à la faveur des affaires DSK, Tron et aujourd'hui du scandale Weinstein, les langues se délient.
La preuve: le standard de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) n'arrête pas de sonner. «En une journée, on a eu encore cinq nouvelles saisines de victimes, constate Maryline Baldeck. Normalement, c'était notre rythme hebdomadaire. La médiatisation fait que de plus en plus de femmes franchissent le pas de la dénonciation. Et puis la tolérance est de moins en moins grande pour ces comportements.»
Un enthousiasme que relativise Roland Coutanceau, psychiatre, expert et auteur de l'ouvrage Les Blessures de l'intimité (éditions Odile Jacob, octobre 2010): «Il s'agit plus d'une vaguelette que d'une vague car il n'y a pas non plus un déferlement d'affaires dans les entreprises.»
Les médias ou les agences sont-ils des terrains propices à ce type de dérapage? S'il n'y a, bien sûr, pas de statistiques sur le sujet, les univers de créatifs, où le «fun» est en général valorisé, les bravades et transgressions plus nombreuses qu'ailleurs, sont des lieux où ces débordements ont plus facilement cours, a fortiori dans les petites agences indépendantes.
Même si, selon le psychiatre Roland Coutanceau, «plus qu'un type de profession, c'est plutôt l'ambiance dans l'entreprise qui peut être déterminante. Et celle-ci dépend du comportement des managers et dirigeants.»
Il faut aussi compter avec des commanditaires ou des annonceurs qui sont aussi, parfois, dans une relation de pouvoir. Une dirigeante d'agence médias raconte par exemple qu'elle a dû subir l'insistance d'un de ses clients à l'occasion d'un voyage dans les DROM-COM (anciennement DOM-TOM): «Il ne s'est rien passé mais je me sens encore coupable. La preuve? Je n'en ai jamais parlé à mon mari.»
Certes, toute blague, même connotée, ne relève pas du harcèlement sexuel, qui implique un caractère répétitif. En l'occurrence, l'affaire de Stéphanie pourrait entrer dans le champ d'une autre infraction. «Si son cas était jugé, il pourrait être qualifié de harcèlement moral ou sexuel à caractère sexiste, comme le définit une directive européenne de 2002, explique Maryline Baldeck, déléguée générale de l'AVFT. En effet, le harcèlement commence là où le consentement a été outrepassé.»
Parole contre parole
Plus précisément, le code pénal (article 222-33) définit le harcèlement sexuel comme le fait de harceler dans le but d'obtenir des faveurs sexuelles. C'est l'histoire vécue il y a quelques années par Mélanie*, la trentaine, attachée de presse indépendante, alors qu'elle menait une mission ponctuelle pour un client employé par une agence de communication financière: «Cela a commencé par des blagues allusives: "Alors, il paraît que les attachées de presse couchent facilement." Il me disait régulièrement qu'il voulait m'inviter au restaurant et plus si affinités... En réunion de débriefing, il insistait pour me tenir la main. Parfois, il me posait la main sur la cuisse quand on s'asseyait côte à côte pour valider les communiqués de presse. Jusqu'au jour où j'ai commencé à avoir peur de prendre l'ascenseur avec lui.»
Au bout de deux mois, Jeanne finit par provoquer une réunion avec son client pour lui annoncer la fin de leur collaboration en raison de ces agissements. Celui-ci lui rétorque qu'elle n'a aucun humour, qu'elle est «coincée» et qu'il va lui faire une mauvaise réputation. Si Jeanne avait été sa subordonnée, elle aurait peut-être été obligée de démissionner, avant de le poursuivre.
Réagir vite, un signal fort en management
«Dans 98% des cas, la plainte intervient après la rupture du contrat de travail, note Maryline Baldeck. Soit elles finissent par démissionner, soit elles ne se présentent plus au travail et sont licenciées pour inaptitude.»
Pour prouver un harcèlement sexuel, il faut des preuves ou des témoignages, ce qui est souvent une gageure. Car la plupart de ces affaires se déroulent entre quatre yeux. «Les textes sont exactement semblables au harcèlement moral, c'est d'abord à la victime d'apporter la preuve, précise Me Guillaume Cousin, avocat en droit du travail et défense des victimes. Dans ces dossiers, j'ai souvent vu des victimes gagner sur d'autres choses que le harcèlement: à l'exemple d'une personne se plaignant de harcèlement, qui a été licenciée pour faute grave. Le juge élude la question du harcèlement et donne raison sur le licenciement sans cause réelle et sérieuse.»
Là encore, toute tentative de séduction n'entre pas dans le registre du harcèlement sexuel. Heureusement, car nombre de couples se forment au bureau. D'ailleurs, un juge a considéré que le fait pour un patron d'offrir des cadeaux avec des petits cœurs à une employée ne relevait pas du harcèlement. Les dirigeants et managers, sans se prendre pour des juges, ont un rôle à jouer. «Car l'entreprise a une obligation de résultat en matière de préservation de la santé physique et psychologique des salariés», rappelle Me Cousin.
Muriel Fagnoni, vice-présidente exécutive de BETC, a été confrontée à une affaire de cet acabit: «Un manager que l'on venait de recruter multipliait les réflexions, les mauvaises blagues, les invitations à dîner et avait une façon déplacée d'attraper les filles.» En quinze jours, les dirigeants ont mené une enquête interne, des auditions, et la personne a été licenciée. «Réagir vite, c'était un signal fort en termes de management», conclut Muriel Fagnoni.
Radio France, place forte du sexisme?
Le mot est clairement évoqué dans un communiqué de la CGT. Parmi les maux dont souffre Radio France, il y a «le harcèlement sexuel». Valeria Emanuele, du SNJ, confirme tout en précisant qu'il s'agit surtout d'une question de générations. «Restrictions, harcèlement, mains aux fesses, c'était quotidien il y a encore une dizaine d'années, rappelle-t-elle. Il y a eu ensuite, sous le poids de l'évolution de la société, un rappel à l'ordre, un peu trop discret à mon goût. Cela ne rend pas justice à toutes ces femmes qui ont eu à subir des hommes connus pour - disons - leur exubérance et qui auraient dû être sanctionnés publiquement.»
A. de R.
Sexe et justice, un champ lexical glissant pour les journalistes
«Dans l'affaire DSK, les journalistes continuent de parler de plainte pour harcèlement sexuel ou de tentative de viol, s'énerve Maryline Baldeck, déléguée générale de l'Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail. Alors qu'une fellation est bien considérée par la justice comme un viol. D'autres articles évoquent des abus sexuels, une affaire de mœurs... C'est incroyable que personne n'ait pris le temps d'ouvrir le code pénal.»
En effet, ledit code fait bien le distinguo: le harcèlement sexuel est puni au maximum d'un an d'emprisonnement et 15 000 euros d'amende; l'agression sexuelle de cinq ans et 45 000 euros d'amende; le viol de quinze ans de réclusion. Simple méconnaissance ou tendance à minimiser les accusations par peur d'être poursuivi pour diffamation?