D’ici quelques semaines, la Cnil publiera ses recommandations définitives concernant l’utilisation des cookies tiers. Depuis qu’elle a présenté ses premières lignes directrices, en juillet dernier, ses positions n’ont que très peu évolué en dépit des arguments déployés par les professionnels concernés. Il y a donc fort à parier que les choses resteront en l’état, ce qui portera un coup très dur à l’écosystème digital français tout en faisant le jeu – involontairement, espérons-le – des grandes plateformes.
En un peu plus de vingt ans, la publicité a radicalement transformé le modèle économique de la technologie. Grâce à elle, nous utilisons tous les jours gratuitement des services dont nous ne percevons même plus la sophistication : messagerie, stockage dans le cloud, géolocalisation, cartographie… Si la publicité en ligne a tant de valeur, elle ne le doit pas à la qualité de ses espaces ou à celle de ses créations, mais aux données qui lui permettent d’offrir aux annonceurs ce dont aucun autre média n’est capable : diffuser le bon message, au bon moment, à la bonne personne. La publicité est le moteur de l’économie digitale, et la donnée son carburant.
Or, les sites de médias ou d’e-commerce n’ayant avec l’internaute que des contacts épisodiques, ils n’ont de lui qu’une vision partielle. Pour obtenir une image complète et exploitable, il leur faut reconstituer sa navigation. C’est le rôle du cookie tiers : un composant technique, anonyme et périssable, qui permet de lier les parcours de site en site. En somme, le cookie tiers est indispensable à la publicité en ligne, elle-même indispensable à internet tel que nous le connaissons. Et c’est cela que s’apprête à démanteler la Cnil.
Très lourdes conséquences
Depuis 2011, les sites sont tenus de demander à leurs visiteurs leur consentement pour utiliser ces cookies. La plupart des internautes ont pris l’habitude d’esquiver cette question et, jusqu’à présent, on considérait que poursuivre ainsi sa navigation valait consentement. Ne pas refuser les cookies, c’était les accepter. Aujourd’hui, selon la Cnil, le RGPD entré en vigueur depuis impliquerait l’inverse : ne pas accepter les cookies, ce serait les refuser.
Non seulement cette interprétation est discutable, mais elle aura de très lourdes conséquences. Si les internautes continuent d’ignorer les bandeaux qui les alertent, les données seront de moins bonne qualité, la publicité sera moins bien ciblée, et elle aura donc moins de valeur. Pour les sites de médias, déjà sur la corde raide, le manque à gagner sera considérable. Pour les annonceurs, ce seront des campagnes moins efficaces et la perte d’un levier majeur de développement, de croissance et d’emploi. En ce qui concerne les intermédiaires – agences, éditeurs de solutions… –, leur dépendance aux cookies fixera leur sort. Quant à l’internaute, il sera peut-être d’abord soulagé qu’on ne lui propose plus, de façon un peu inquiétante, la paire de chaussures qu’il a regardée trois jours auparavant. Mais, au final, c’est lui qui risque de payer les pots cassés avec une expérience moins fluide (on cherchera par tous les moyens à obtenir son consentement explicite), la fin de la gratuité généralisée (il faudra bien compenser le manque à gagner), voire le risque que certains acteurs indélicats contournent l’obstacle par des moyens douteux.
En fait, les seuls qui ne souffriront guère, ce seront les grandes plateformes. Carrefours incontournables de la navigation sur internet, leurs innombrables services, visibles et invisibles, leur permettent de multiplier les points de contact, et donc de collecter d’énormes quantités de données sans recourir aux cookies. L’hégémonie de Google et Facebook sur la publicité en ligne en sortira renforcée puisqu’ils seront encore capables, eux, de proposer des ciblages précis. En outre, à l’image du projet Privacy Sandbox de Google, ils ont les ressources pour développer avant tout le monde une alternative aux cookies, qui deviendra un standard de fait et renforcera encore leur emprise sur l’infrastructure sous-jacente du web.
Solutions alternatives
La position de la CNIL est d’autant plus incompréhensible qu’elle va à l’encontre des ambitions françaises et européennes de développer une économie digitale souveraine face aux GAFA. Certes, sa priorité est la protection de la vie privée, mais si le RGPD a été un texte fondateur et salutaire pour inscrire en droit notre sensibilité culturelle vis-à-vis de l’usage des données personnelles, elle frise ici l’excès de zèle. Doit-on y voir l’influence du marketing d’Apple, qui a diabolisé le cookie pour s’acheter une vertu ? Quoi qu’il en soit, en voulant laver plus blanc que blanc, la Cnil se trompe de combat. Pour un progrès très relatif – les internautes ont la main sur leurs cookies et aucune affaire de fuites de données personnelles n’y a jamais été liée –, elle torpille toute l’économie du net.
Après plusieurs mois de discussions vaines, les chances de voir la Cnil changer de position sont minces. Il faut donc se résoudre à voir l’industrie du numérique bouleversée, les cookies tiers disparaissant du paysage. Faut-il pour autant céder à la panique ? Certainement pas ! Tout d'abord parce que la Cnil s'est toujours montrée mesurée dans l'application de ses nouvelles réglementations, laissant le temps aux acteurs de s'adapter et multipliant les efforts de communication ou prévention. D’autre part, parce que l'industrie du numérique, plus qu’aucune autre, se distingue par son agilité et sa capacité d’innovation. On peut donc compter sur elle pour concevoir une quantité de solutions alternatives aux cookies tiers, autant à travers les start-up que les ambitieux projets des GAFA. Il faut donc s'attendre à une vague de nouveautés technologiques : de solutions de personnalisation inventives à des moyens de ciblages originaux, en passant par des systèmes de mesure inattendus. Une chose est sûre, rien ne sera plus jamais comme avant. Mais au fond, le changement n'est-il pas la constante du monde numérique ?