La création de contenus n’est pas à l’abri de modes qui se prétendent des innovations. Nous savons tous que la création est faite d’inspirations qui plongent leurs racines dans des créations préexistantes. Ce nouvel engouement pour les contenus de qualité que nous observons aujourd’hui, que ce soit dans la presse ou dans les entreprises, en est un bon exemple, écartant le « snack content » que je dénonçais en octobre 2018 dans Stratégies pour revenir à la nostalgie de contenus longs et bien écrits, d’articles fouillés et documentés. Le nouveau mantra est que chacun est un média, à commencer par l’entreprise ou l’organisation publique. Il faut donc produire.
Mais au nombre d’écrits, on a maintenant ajouté le volume. Chaque entreprise se doit d’éditer un magazine sur les tendances où parfois sa marque ne figure même plus ou si peu, avec pour ambition de donner à ses prospects/clients/lecteurs une vision sur le monde et ses innovations. Chaque « brand contenter » se rengorge d’articles inspirants sur des sujets déjà largement dans l’air du temps et sur lesquels la marque qui le missionne n’a pas grande légitimité à s’exprimer. Un cœur de journaliste anime ainsi chaque rédacteur ! Pour renforcer le sérieux de l’exercice, on écrit des tunnels sans intertitres ni photos ou illustrations, des pavés conséquents courant sur plusieurs pages dont on se demande qui réellement va les lire. On parle déjà de l’infobésité qui nous guette, mais là, avec ces contenus trop riches, c’est carrément l’indigestion doublée d’une migraine carabinée.
Priorité aux lecteurs plus aisés
Le problème n’est pas seulement là. Après l’irrespect montré à nos lecteurs/consommateurs/citoyens en leur déversant une littérature des plus simplistes comme s’ils n’étaient pas capables d’intelligence et de culture, le nouvel élitisme de ces contenus les écarte encore plus sûrement, réservant aux habitants d’Ulm, de Palaiseau ou de la rue Saint-Guillaume, le plaisir de cette langue rare.
Les journaux ne sont pas en reste, naviguant entre la paresse d’une copie de dépêche ou le copier-coller du contexte d’un article à l’autre (comme si le lecteur avait une mémoire de poisson rouge) et le passage à une presse élitiste où chacun reste entre soi avec de sérieuses bulles cognitives. L’évolution est instructive. Que ce soit aux États-Unis ou en Europe, des milliers de journaux qui s’adressaient à l’ensemble de la population ont disparu au profit d’une presse recherchant des lecteurs intéressants du point de vue des recettes publicitaires, quitte à avoir une audience réduite.
L'influence d'abord, l'information ensuite
La tendance s’est accélérée avec le numérique dans un contexte où les patrons de presse sont devenus surtout des magnats de la distribution, de l’industrie du luxe, de la banque ou des télécoms. La possession d’un journal n’a pas pour objectif d’informer l’ensemble de la population mais l’obtention d’un moyen supplémentaire d’influence ou d’être important et reconnu par ses pairs, et tant pis si on perd de l’argent.
Dans l’audiovisuel, ce phénomène de rétrécissement et de partition des audiences, avec par exemple l’existence et le développement d’Arte à grands coups d’argent public, a sûrement démotivé, comme le dit Dominique Wolton, les chaînes plus populaires à produire des contenus exigeants.
Nous avons beau jeu de nous étonner de l’incompréhension mutuelle entre ruraux et métropolitains, de l’irruption des Gilets jaunes, de la jungle analphabète des réseaux sociaux, de la facilité de la téléréalité ou des outrances des tabloïds. L’élite et la plèbe ont été soigneusement cantonnées dans leurs ghettos respectifs, immobiliers et culturels. Elles ne sont désormais plus capables de se parler ou de se comprendre.