Chronique

La réunion s’achève. Le client a semblé préoccupé. Il a consulté à plusieurs reprises ses deux portables, tout en jetant un œil distrait aux slides qui défilent. Souci perso, souci pro ? Impossible à savoir. 16 h 54, le rétro s’éteint. Les lumières s’allument, cordon HDMI détaché, Mac remballé. Manteau, écharpe, bonnet, on regarde tous dehors. Il fait gris et moche, p… d’hiver qui s’éternise ! « Ne vous dérangez pas, on connaît le chemin. » LCI tourne en boucle devant les ascenseurs qui tintent chacun à leur tour. Ding ! C’est là que souvent la question arrive : « Tu as cinq minutes ? » Le client préoccupé souhaite vous parler…

Le temps de rejoindre son bureau, souvent en désordre, vous vous dites : « Qu’est-ce qu’on a fait ? Et si la réunion ne s’était pas si bien passée ? » Vous vous raisonnez : « C’est peut-être lui qui a un souci, il est viré ? Non, non, ce n’est pas possible, c’est un super pro. Et puis je l’aurais vu venir… »

« On consulte, mais on ne s'interroge pas »

Sitôt la porte refermée, il se lâche. « Je n’en peux plus, j’en ai plein le c… On a une pression de dingue, avec toujours moins de moyens. L’équipe est proche du burn out. Christophe est en arrêt maladie, Julie vient de me coller sa dém. Elle part dans une start-up. Mademoiselle ne supporte plus la grosse boîte. Henri, lui, est au Mexique, il prend tous ses RTT, et tu sais pas la meilleure ? Il m’a demandé de passer en télétravail… Résultat, Nicole et moi, on se récupère tout le boulot : on a l’AG à préparer, les 50 ans, le lancement de la nouvelle marque… Et je te rassure, impossible d’avoir les deux postes qui me manquent. Il faut “s’adapter ”, me disent les RH. » Vous pensez à la réplique de Jean-Pierre Bacri dans Le Sens de la fête, mais pas le temps de rire, un portable sonne : « Le boss m’appelle. » Le client quitte l’ascenseur à l’étage de la DG. Il boite bas. « Et puis il y a ce p… de mal de dos qui ne passe pas ! »

Combien de fois sommes-nous invités à partager ces cinq minutes-là ? Écouter, apporter du réconfort et parfois des solutions sont la noblesse du métier. Mais l’addition de ces minutes finit par constituer des heures de désarroi qui interpellent : comment l’entreprise peut-elle aller bien quand le travail va si mal ? « Il y a quelque chose de profondément déréglé dans le travail », s’alarme la psychologue Lise Gaignard. « Soudainement, tout le monde est harcelé, tout le monde a un pervers narcissique dans son entourage… Le ministère du Travail va même introduire le harcèlement moral dans la loi de 2002. » Lise Gaignard n’a pas de mots tendres pour cette loi qui « arrange les entreprises : pendant qu’on consulte sur les risques psychosociaux, on ne s’interroge pas sur les modalités de production ».

68 % des actifs déclarent souffrir au travail

Vincent de Gaulejac, en préface de L’idéal au travail, tente un diagnostic : « Les organisations exigent toujours plus de leurs employés qui ont le sentiment de n’être jamais à la hauteur. (…) L’idéologie managériale propose à ses employés un contrat narcissique censé répondre à leur désir de perfection et de toute-puissance. » Résultat, 68 % des actifs déclarent vivre des souffrances chroniques au travail, et un salarié sur deux considère que cette souffrance impacte sa performance. Les métiers de la communication sont concernés bien sûr. La surpression ici se retrouve là. Une réflexion est en cours au sein de la filière communication pour veiller à ce qu’un métier qui fait encore rêver ne se transforme pas en cauchemar…

À l’heure du débat sur sa raison d’être et dans un contexte en profondes mutations (47 % des emplois d’aujourd’hui auront disparu d’ici 2025), il est vital que l’entreprise place le bien-être au travail au premier rang de sa responsabilité sociétale. Et plus largement, la France et l’Europe s’honoreraient de proposer une vision du travail centrée sur la personne, résistant ainsi à la cupidité des uns et au stakhanovisme des autres. Un salarié heureux est deux fois moins malade, six fois moins absent et neuf fois plus loyal. Ça mérite de prendre cinq minutes pour y réfléchir non ?

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