Depuis un an je me retiens. C'est vrai qu'il y a plus grave. Cela m’arrive cent fois par jour, partout, tout le temps. Des personnes que je tiens en haute estime, dont je sais qu’elles ne me veulent que du bien, sont loin de penser qu’elles me hérissent le poil. Comme la craie sur le tableau noir, un traumatisme scolaire. Je me retiens, mais ça m’agace, j’ai mal aux oreilles, et avant que cela dégénère et se transforme en ulcère, je vais crever l’abcès.
Ce ne sont que des mots. Et puis, ce n’est pas en reprochant aux autres de jargonner, sur la forme, qu’on a raison sur le fond. D’ailleurs, la forme elle-même est une question de temps: dans ce domaine comme sur internet, les usages emportent tout, et depuis mon école primaire, on a le droit de dire des «zaricots verts» ou d’écrire événement comme ça se prononce. Tout bouge et on ne peut pas aimer la «disruption» (aïe, mon ulcère) et vouloir ne jamais toucher à notre langue. La preuve, Larousse et Robert viennent d’ouvrir leurs pages à selfie, VTC, tuto, community manager...
Il faut que ça sorte. Je vous jure, je n’ai jamais rêvé de Jacques Toubon. Je n’ai rien à voir avec le Québec libre. Certes, je suis fils de profs… de français…
Nous y voilà.
Je n’en peux plus de nous entendre dire digital quand on peut dire numérique. LE digital, transformation digitale, direction du digital... Je le comprends d’autant moins que si les deux sont une question de doigts et de doigté, numérique n’est pas que l’informatique et veut bien dire ce qu’il a à dire. L’erreur date des années 1980 et des «digital displays», des affichages de nombres, qu’on comptait comme sur des doigts, digits de digitum.
Avec les doigts
Je rends hommage à la grand-mère de mon collègue Adrien, surprise quand celui-ci lui a annoncé avec fierté qu’il embrassait la carrière du marketing digital chez Lagencemedia: «Mais tu vais faire quoi? Du marketing avec les doigts?»
Parmi les combats perdus, je me suis attaché à écrire pendant des années plate-forme - j’aime bien quand les mots composés font de beaux pluriels: plates-formes, savoir-faire… Puis Houellebecq, qui était encore mon idole, a écrit Plateforme (je vous l’ai dit, it’s complicated cette relation avec le français). Mais bon, dans cette rubrique, on se bat encore pour écrire start-up et le laisser invariable au pluriel - ça ne vaut pas pour week-end!
Du coup, c’est vrai qu’au plan national et avec toutes ces règles, on doit avoir moins de temps pour apprendre l’entrepreneuriat ou le code à l’école.
J’avoue que je m’apprête à capituler, je glisse parfois des «digital» pour faire professionnel de la profession. Et, en tant que président de Cap Digital (absous par ma participation au Conseil national du numérique), je ne la ramènerai pas longtemps…
Mais le pire, celui qui me rend vraiment fou, celui pour lequel je n’abandonnerai jamais, c’est «adresser quelque chose», un client, une cible... Comme ça, à l’anglaise, en transitif direct parce que c’est comme le digital, ça tue les intermédiaires et c’est moderne. Genre, «avec le digital, on adresse le problème et le marché». Abracadabra.
Ça va déjà mieux. Merci lecteur, merci Stratégies. Je me soigne et vous laisse voir ce que vous ferez avec votre langue et vos doigts.