Le milieu du numérique n’est pas plus innovant que ses prédécesseurs quand il s’agit de faire de la place aux femmes. Entrepreneurs, dirigeants, chercheurs, pères des grandes lois (Moore, Metcalfe, Godwin, …) sont surtout, pour ne pas dire exclusivement, des «old white males». C’est la raison pour laquelle Mary Meeker, avant de parler de ses qualités, fait exception.
Transfuge de Morgan Stanley où elle était l’analyste star des fabricants informatiques et des éditeurs de logiciels, c’est elle qui a orchestré la mère de toutes les introductions en Bourse de l’ère numérique, celle de Netscape en 1995. Aujourd’hui, Mary Meeker est «venture capitalist» (capital risqueuse) pour un fonds que certains considèrent comme le plus puissant de la Silicon Valley: Kleiner Perkins Caufield and Byers. Vous savez, le petit fonds qui a investi dans Sun Microsystems, Compaq, Electronic Arts, AOL, Netscape, Amazon, Google, Twitter, Spotify, Uber, Snapchat, Slack… et qui emploie Al Gore et Colin Powell.
Mais ce qui fait la réputation de Mary Meeker, c’est surtout son Internet Trends Report, attendu chaque année comme le discours sur l’état de l’Union du président des Etats-Unis. Celui de 2015 est sorti en fin de semaine dernière. Qu’y apprend-on?
D’abord, Mary Meeker revient sur l’épopée de vingt ans d’usages numériques depuis 1995. De 35 millions, soit 0,6% de la civilisation mondiale, à 2,8 milliards et 39% connectés à Internet, et de 80 millions, soit 1%, et 5,2 milliards soit 77% d’utilisateurs de téléphones mobiles. Cela peut vous sembler évident, les arbres ne montent toujours pas au ciel mais cette croissance, encore solide, se tasse.
Trois point clés à retenir ici: davantage que par le nombre d'utilisateurs, la croissance se fait plus sur les usages et donc le volume de données générées (portées par le mobile et la vidéo), et la croissance en termes d’utilisateurs se trouve quant à elle dans des pays à pouvoir d’achat et d’investissement en infrastructures bien plus faibles. La conjonction des deux va donc mettre sous tension les modèles économiques et les infrastructures.
La publicité, qui reste la clé de voûte de l’industrie numérique, n’a pas encore fait son «rattrapage» sur le mobile. Le marché, en forte croissance, y reste très sous-estimé si on considère le temps que les utilisateurs y passent. Mauvaise nouvelle pour la presse: cette distorsion est accablante si on la compare au marché «print».
Internet est porté par le mobile. Et du coup, les usages clés sont la vidéo et les services de messagerie qui représentent la grande majorité des applications les plus employées. Mary Meeker insiste sur un point surprenant: l’adaptation évidente des contenus aux terminaux mobiles. Désormais, les meilleurs comme Snapchat produisent directement leurs vidéos au format «plein écran vertical».
Qui l’eût cru, et certains arrivés trop tôt vont avoir des regrets: c’est le grand retour de l’User Generated Content qui était l’alpha et l’oméga de la vague 2.0 il y a déjà près de dix ans et dont on était franchement revenu. Mais cette fois-ci, on parle de «créativité et d’usage de masse»: plus de 140% de croissance en un an sur Twitch (site de streaming de jeux vidéo) mais aussi dans le nombre de commentaires postés sur Airbnb. Snapchat avec ses chaînes de contenus générés par ses membres a réuni plus 40 millions de personnes sur les 3 jours du festival de musique Coachella.
La Chine et l’Inde sont – déjà – les premiers marchés internet au monde, la Chine en volume, l’Inde en nombre de nouveaux utilisateurs. Imaginez que plus d’un milliard de petites enveloppes rouges de vœux ont été échangées sur Tencent pour le Nouvel An. Ou que les ventes de Xiaomi, l’Apple chinois, ont augmenté de… 227% en un an (c’est la plus forte croissance des 196 pages de présentation). En Inde, sur l’année écoulée, c’est 63 millions de nouveaux utilisateurs d’internet (soit une progression de 37%) qui surfent aux deux tiers depuis leur mobile (en France, ce n’est que 14%!). Mais à la différence de la Chine, les champions ne sont pas locaux: Facebook règne en maître avec son réseau social et Whatsapp.
Mais son plus long développement, Mary Meeker le réserve à l’évolution de l’emploi et des frictions avec la réglementation. L’occasion d’apprendre qu’à New York désormais, 72% des habitants comptent sur Airbnb pour payer leur loyer. Depuis 2000, la population américaine grandit 2,4 fois plus vite que la création d’emplois, alors que de 1948 à 2000 c’était l’inverse: la création d’emplois augmentait 1,7 fois plus vite que la population… Ajoutons que les offres d’emplois se font de plus en plus à des niveaux de qualification élevés.
Et puis socialement, tout bouge: trois fois moins de syndiqués en proportion qu’il y a cinquante ans, un Etat de plus en plus présent dans les systèmes de retraite et de santé. En 2015, pour la première fois, la génération la plus représentée dans les entreprises est la fameuse génération Y, ou Millennials, celle qui valorise plus que les autres la formation, le développement personnel et la flexibilité plutôt que le salaire.
Les professionnels sont de plus en plus connectés – le bouleversement majeur est sans doute la connexion 24/7 – et de moins en moins salariés: les freelances sont désormais 53 millions soit 34% de la population active aux Etats-Unis. Uber emploie 1 million de chauffeurs, plus de 60% ont un emploi «à côté». Et la tendance s’amplifie à tel point que 25% des travailleurs «uberisés» sont présents sur plusieurs plateformes. De quoi donner raison à mon amie Robin Chase: «la génération de nos parents n’aura connu qu’un employeur dans sa vie. Nous en connaîtrons 6. Nos enfants auront 6 emplois et employeurs en même temps».
Evidemment, quand Wall Street rejoint la Silicon Valley, Mary Meeker fait un plaidoyer pro domo et sur PowerPoint pour que la réglementation suive et s’adapte à une société et une économie toujours plus connectées.
Merci Mary Meeker de nous donner l’occasion de prendre du recul et de saisir ce qui forme une tendance, décrit des tendances et nourrit une doctrine, celle qui permet justement à la tendance de s’épanouir jusqu’à son remplacement par la suivante. Une économie dans laquelle Fortune s’apprête à nous annoncer que 57% des entreprises de son prochain classement du Fortune 500 ne faisaient pas partie de son classement il y a seulement vingt ans. Mais cette chronique est déjà trop longue et ce sera l’objet d’une prochaine…