Près d’un Français sur deux boucle difficilement ses fins de mois. En 2018, 37% ont été à découvert plusieurs fois en moyenne le 18 du mois, 63% pensent que la réussite sociale est jouée d’avance et 78% que la société est injuste.
À chaque présentation du Baromètre des Territoires (1), qui livre c’est vrai une photographie assez sombre d’une France en souffrance et en défiance, et dresse le portrait angoissant d’un pays marqué par la crise du pouvoir d’achat et le sentiment d’injustice, j’en viendrais parfois à m’excuser de plomber l’ambiance. Et puis vient le moment d’échanges. Après les remerciements (d’usage mais qui font toujours plaisir) pour la qualité de l’étude, je sais que devant un Codir ou une AG, je n’échappe jamais à une série de questions. « Mais quand même, n’y-a-t-il pas un décalage entre ce que vous décrivez et la situation réelle ? Les difficultés que vos chiffres traduisent ne sont-ils pas en opposition avec ce que les statistiques décrivent ? Vous dites que le pouvoir d’achat a baissé, mais l’Insee ne dit pas cela. Les Français ont le sentiment que leurs parents vivaient mieux qu’eux, mais objectivement ce n’est pas exact. Les gens que vous interrogez vous disent que la société est injuste mais on sait bien le modèle français corrige plus qu’ailleurs les écarts de redistribution. » Sans oublier le classique : « Comment une majorité de Français se plaignent des impôts alors que 57% n’en paient pas ? »
Une réalité mal comprise
Dans ces instances de direction, d’entreprises ou d’acteurs professionnels, on cherche sincèrement à comprendre, j’en suis convaincu. Et non, ces réunions ne sont pas peuplées d’élites déconnectées ou de CSP++ qui fermeraient les yeux sur les difficultés des plus défavorisés. Mais on sent souvent poindre un peu d’incompréhension et de distance face à une avalanche de chiffres qui c’est vrai n’est pas réjouissante. Il y a quelques années, bien avant les Gilets jaunes, un associé d’un grand cabinet de conseil m’interpellait fortement : « Quand même je reviens de Chine, là-bas la classe moyenne peut se plaindre, mais chez nous… »
La contradiction, toujours stimulante, est parfois fondée. Officiellement la pauvreté a reculé, les inégalités légèrement, la redistribution corrige plus qu’ailleurs les inégalités de revenus, et en 2019 le pouvoir d’achat devrait augmenter. Mes interlocuteurs ont raison, les statistiques, surtout en France, sont solides. Elles peuvent pondérer, mettre en perspective, expliquer. Mais elles ne lutteront jamais contre un sentiment qui a pour nom le ressenti. Pas le ressenti utilisé par les météorologues pour dire que le froid venteux est plus dur à supporter que le froid sec. Non, le ressenti de la vie quotidienne. Celui qui fait dire à propos des APL : « 5 euros, pour eux ce n’est pas important, mais pour nous… » Celui qui explique le poids des dépenses pré-engagées, parce que non le forfait téléphone à 9,90 euros, ce n’est pas un luxe, mais une pression sans laquelle son enfant sera forcément déjà exclu de sa vie sociale de pré-ado. Celui qui permet de comprendre que la hausse des carburants, on ne la vit pas de la même manière avec une carte professionnelle que lorsque la voiture est juste indispensable pour faire ses courses, moins cher, non pas en bas de chez soi, mais à 10 km de chez soi.
« Peur de tomber »
Le ressenti, c’est aussi celui de l’évolution perçue. Pendant la crise des Gilets jaunes, on a entendu plusieurs fois des couples qui évoquaient le petit restaurant mensuel abandonné, parce qu’il leur avait fallu arbitrer entre plusieurs petites dépenses de tous les jours pour faire face à telle ou telle hausse. Le ressenti, c’est cette « peur de tomber », sémantique plus angoissante et plus matérielle que « la crainte du déclassement » que nous utilisons parfois. La peur qu’un pépin d’emploi, de santé, une grosse dépense imprévue, vienne peser pendant plusieurs mois sur votre quotidien. Mais c’est aussi sur le plus long terme le sentiment que l’ascenseur social ne fonctionne plus et que la promesse républicaine est en panne.
Le ressenti, c’est enfin celui de l’exaspération quand on s’entend dire : « vous ne payez pas d’impôts, ne vous plaignez pas trop du système », alors que la CSG et la TVA sont payés par tous et pèsent au global plus que l’IR. Exaspération aussi devant les gaspillages, quand on compte chaque jour, à l’euro près.
Le ressenti ne transparait pas dans les statistiques officielles. Et même dans les études, il faut creuser assez profond pour le voir émerger. Mais ne nous trompons pas, si les annonces post-Grand débat n’apportent pas de réponses tangibles au vécu des gens, c’est à une véritable explosion sociale qu’un jour ou l’autre notre pays devra se préparer.