Chronique

On naît et grandit forcément dans les fantasmes et les frayeurs des autres. Pour ma génération, c’était la Chine. « 700 millions de Chinois et moi et moi et moi », chantait Dutronc. Jean Yanne, lui, réalisait Les Chinois à Paris avec un synopsis simple : après invasion et dans le cadre de la planification, les Chinois, apprenant que les Français étaient des fumistes, les obligeaient à fabriquer des tuyaux de poêle. Quand la Chine s’éveillera… le monde tremblera, essai d’Alain Peyrefitte, diplomate et homme politique, était paru un an plus tôt et s’était écoulé à 1 million d’exemplaires en France (seulement!). Bref, je ne comprenais pas ce fantasme des Chinois qui allaient envahir le monde, tôt ou tard. Ils me semblaient gentils, lointains.

Premier éleveur de licornes

Mais il y a deux semaines, juste après le nouvel an chinois, alors que je suis désormais avec autant d’intérêts – c’est à dire en permanence – les actualités de Tencent et d’Alibaba que celles des Gafa(m), une information m’a sidéré. TechCrunch, site de référence des start-up, annonçait que Reddit, « the front page of the Internet », s’apprêtait à accueillir un investissement de 150 millions de Tencent, la société mère de WeChat.
Reddit est un site communautaire de partage d’actualité, archétype du net-capitalisme américain. Lancé par YCombinator, racheté par Condé Nast (Vogue, Vanity Fair, Wired), 8ème site au monde en termes de trafic et 4ème aux États-Unis. Son modèle lui vaut d’être interdit en Chine depuis des mois. Vous avez bien lu : le géant de l’internet chinois investit massivement dans un site interdit sur son marché.

Tencent, sur lequel nous venons de passer des mois avec Fabernovel pour étudier WeChat, c’est l’internet en Chine et on peut tout y faire : parler à sa mère ou son patron, commander un café ou un taxi, prendre un vélo ou une assurance, demander un visa ou des conseils vestimentaires. Tencent, ce n’est pas que WeChat, c’est aussi le premier éleveur de licornes au monde avec 26, bientôt 27 des meilleures start-up, devant Alphabet (Google).

Leader sur la 5G

Le soft power chinois en 2019, c’est les millions d’heures que nos enfants passent sur Fortnite ou TikTok. C’est la 5G que SFR a testé pour la première fois avec une technologie Huawei, bravant ainsi l’interdiction du gouvernement français de faire des tests en Île-de-France avec la technologie chinoise. Huawei, acteur très récent des infrastructures télécoms (1987), créé par Ren Zhengfei, ancien ingénieur de l’armée populaire de Chine, et société non cotée détenue intégralement par ses 110 000 salariés de 29 ans d’âge moyen, qui a vendu son premier produit hors de Chine en 1997 et son premier produit hors d’Asie en 2003 pour devenir leader mondial aujourd’hui. Huawei qui, après avoir copié et vendu moins cher que ses concurrents, travaille désormais avec 45 des 50 principaux opérateurs télécoms du monde. Huawei qui maîtrise mieux que ses concurrents cette 5G, celle qui exaucera les promesses de l’internet des objets. Huawei, écartée des appels d’offres australiens en 2018, dont la directrice financière, fille du fondateur, est en attente d’extradition du Canada vers les États-Unis pour fraude, blanchiment et espionnage industriel. Le tout dans un contexte où, d’ici le 1er mars, États-Unis et Chine doivent s’entendre sur leurs pratiques commerciales afin de lever la menace américaine d’une augmentation très significative des taxes douanières sur plus de 200 milliards de valeur de produits exportés par la Chine.

Et nous, en Europe, continent de Marco Polo et d’Amerigo Vespucci, que faisons-nous ? Il faut prendre la mer, ne pas transiger sur ce que ces nouvelles superpuissances ont négligé ou provoqué : respecter les données personnelles, bannir le harcèlement, mieux partager la valeur créée. Aucun autre cap possible pour découvrir un nouveau continent, notre Eldorado, et ne pas devenir une colonie ou l’Atlantide.

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