Il est temps que la législation intègre les compétences immatérielles dans le champ de la formation professionnelle. La curiosité est un savoir-être à développer et un moteur à entretenir sans cesse.
Vous êtes face à des parents angoissés. Un monde s’est effondré. Leur enfant qu’ils prédestinaient à une carrière professionnelle, sûre et sérieuse, veut faire un métier créatif. L’un est prostré. S’il y avait eu une fenêtre à côté, il l’aurait ouverte pour laisser passer l’oxygène qui lui manque. Il est hagard, désorienté, jette des regards exorbités à l’autre qui vous bombarde de questions : coûts des études, débouchés, salaires, pression, stress, drogue, bacchanales… Sur ces points-là, impossible de les rassurer.
Alors vous vous engagez sur un autre terrain, le seul qui vaille : cette voie à laquelle aspire leur enfant est une chance et un privilège dès lors qu’il est curieux de tout. La curiosité est un viatique indispensable d’accès aux industries culturelles et créatives, là où se mixent tous les langages, toutes les images, tous les sons, tous les récits. Pas de créativité sans culture, pas de culture sans curiosité pour tout ce qui se situe à la croisée de l’expérience et des signaux faibles, du temps long et de l’air du temps. Il faut des capteurs sensibles pour absorber la matière mouvante de la culture pop. Leur enfant est sensible et curieux : il réussira.
La curiosité est une élégance de l'esprit
Elle et lui s’apaisent un peu. Elle reconnait qu’il s’intéresse à plein de choses, qu’il suit l’option Arts plastiques depuis la seconde. Lui reprend : il est passionné d’électro et d’ailleurs il connait tout Kraftwerk. Mais vous sentez qu’ils ne sont qu’à moitié convaincus et se rassurent comme ils peuvent en tablant sur leurs propres références. Alors, pour les embarquer davantage dans votre démonstration, vous poursuivez : la curiosité est une élégance de l’esprit. Elle permet de regarder ailleurs que son nombril dont on apprend plus grand-chose et de trouver dans l’altérité de quoi se nourrir soi-même. Il croisera chaque jour des gens passionnants, des photographes, des réalisateurs, des designers, des planneurs aériens, des stratèges visionnaires qui alimenteront son capital d’inspiration. Il sera immergé dans un bouillon de culture qui aiguisera encore davantage son appétit de découverte et lui permettra de cultiver son jardin secret.
Ils esquissent un sourire. Les corps se relâchent, les bras se décroisent. Vous enchainez : la curiosité est un cercle vertueux. Projet après projet, il se donnera à fond et terminera vidé, mais heureux. Il lui deviendra donc urgent de reconstituer son fond de jeu et de se nourrir à nouveau d’une matière nouvelle et inédite. Il aura de nouvelles émotions, de nouveaux émerveillements qui viendront enrichir ses compétences. Il sera encore mieux armé pour répondre aux questions qui lui sont posées. La culture et le plaisir de la découverte deviendront les principaux actifs de sa formation professionnelle permanente. Cool, non ! Elle et lui se regardent. Ils retiennent un sourire franc. Ils vous saluent et vous quittent rassérénés.
Bon, OK… Vous avez un peu enjolivé le tableau, vous le savez. Le temps de régénération culturel des équipes est une zone grise de nos secteurs d’activité. Vu de l’agence, ces heures-là ne sont pas vendues. Et l’on se dit que c’est à chacun, une fois sa journée terminée, de cultiver son jardin. Vu de l’individu, le rythme de travail soutenu et la vie quotidienne prennent souvent le dessus.
Ces pauses d’aération et de rafraichissement mental relèvent pourtant, avant l’anglais, avant la négo-fi ou le pack Adobe, avant les séminaires bien calibrés, d’une formation continue fertile que même les plus exigeants négligent.
Il est temps que la législation intègre les compétences immatérielles dans le champ de la formation professionnelle. La curiosité est un savoir-être à développer et un moteur à entretenir sans cesse. Elle offre aux architectes le loisir de puiser leur inspiration ailleurs que dans l’architecture, aux publicitaires de quitter un instant le monde de la publicité, aux designers de trouver dans l’électro, le hip-hop ou chez les primitifs flamands comment mieux dessiner leur projet.
