Communicants, apprenons à aimer celles et ceux à qui nous adressons nos messages, celles et ceux que nous sollicitons dans leur quotidien, avec nos campagnes, nos images, nos interpellations.
C’est un tic professionnel. Un tic de langage. Un petit mot guerrier, balistique, militaire, qui s’est glissé il y a bien longtemps dans nos métiers. Avec la guerre contre le covid et celle, plus récente, bien réelle, en Ukraine, ce petit mot prend un petit goût bizarre. On l’utilise tous. C’est le mot «cible».
Quoi de plus inoffensif pourtant dans la bouche d’un communicant. Tout le monde sait bien qu’on ne parle pas de tirer sur quelqu’un. Une cible, c’est une image. Mais ne parlons-nous pas aussi d’impact, de campagne, comme les militaires, de «carpet bombing» pour un plan média ambitieux? Or les mots ont un sens. Si je traite quelqu’un d’âne, de bâtard, ou de tête de nœud ça n’est pas comme «crétin», «salaud» ou «abruti». Ça véhicule des connotations, une atmosphère, une couleur. «Âne», ça sent un peu le poil et le crottin, la tête baissée, on imagine le bonnet à grandes oreilles sur la tête. «Bâtard», ça sent la tâche originelle, dans la nature profonde de l’individu, le «délit de naissance». Je vous épargne l’analyse sémiologique de «tête de nœud».
Les citoyens passifs, c'est fini
Une cible, donc, c’est quoi ? Un objet fixe, immobile, inanimé. Un objet qui encaisse, ne répond pas, ne se défend pas. Sympa pour nos clients ou consommateurs, non ? Or il est fini, ce temps des citoyens passifs : aujourd’hui, ils répondent, se désabonnent, interagissent, critiquent. Parler de cible, c’est parler d’une relation unilatérale, d’une relation figée. Nous n’en sommes plus là du tout. Alors on parle de «publics» (il reste un entre-deux utile, celui de «public-cible», ça laisse un repère familier dans la phrase). Mais «public», ça reste imparfait. C’est un terme du théâtre, du spectacle. Un public, ça applaudit, ça hue, ça apostrophe, c’est bien vivant, mais ça reste à sa place dans la salle. Ça nous laisse la scène, la mise en scène et les effets de manche. Il y a bien également «audiences», mais ce n’est pas très éloigné et réservé aux médias.
Alors, comment peut-on les nommer, nos congénères doués de pensée et de parole que nous voulons toucher? (Moins violent, tout de suite, « toucher », non ?) Pour ma part, j’aime bien parler des «gens». C’est très commun, très humain, peut-être trop homogène mais je n’ai pas trouvé mieux. Dans son petit livre réjouissant [Petite Poucette, 2012], Michel Serres dépeignait la nouvelle génération internet (celle de ses petits-enfants), si habile de leurs pouces sur leurs smartphones, capable de se connecter au monde à la vitesse d’un SMS. Il y décrivait la fin de la société de la chaire (universitaire), de l’autel (l’église) et du trône (le pouvoir) et s’émerveillait de ce nouveau rapport aux autres que la révolution digitale a fait naître. Comment imaginer «cibler», «segmenter», «profiler» ces nouvelles générations si promptes à changer de comportements et si vigilantes à ne pas se laisser enfermer dans des pièges marketing faciles à repérer
Bienséance, respect et attention
Notre langage forge notre culture commune. Aujourd’hui, il nous faut apprendre à aimer celles et ceux à qui nous adressons nos messages, celles et ceux que nous sollicitons dans leur quotidien, avec nos campagnes, nos images, nos interpellations. Je sais que je vous bassine avec la communication responsable mais c’est une culture de la bienséance, du respect, de l’attention portée aux sensibilités de chacune et de chacun que nous sollicitons cent fois par jour (souvent bien plus).
Le langage aussi est bien vivant. Il influe sur la conception même de nos métiers et nous avons toutes et tous la liberté et le pouvoir de l’orienter, que nous soyons chez l’annonceur, en agence, en régie… je ne cible personne en particulier. Pardon. Je ne vise personne. Rrrooo désolé… Je m’adresse à toutes et tous. Voilà, c’est ça, j’ai trouvé.