Chronique

Le jaune et le bleu, symbole de la résistance ukrainienne, imprégnera durablement nos imaginaires.

Au début du 20e siècle, les armées vertes de paysans russes et ukrainiens en révolte et l’Armée rouge du régime bolchevik affrontent l’armée blanche du tsar déchu. Puis, refusant la collectivisation, les Verts – dont beaucoup d’Ukrainiens – s’opposeront aux Rouges pour préserver leurs libertés. Contemporaines de cette époque, les suffragettes s’affichent en violet, un signal transmis de génération en génération de féministes et que le mouvement #metoo arbore aujourd’hui. Ces vingt dernières années, après la révolution des Roses en Géorgie, la révolution Orange, déjà en Ukraine, celle verte du Cèdre au Liban, jaune des Tulipes au Kirghizistan, et bleue en Biélorussie, les mouvements populaires de contestations imposent leurs couleurs. En France, le mouvement des Bonnets rouges et celui des Gilets jaunes empruntent les mêmes outils symboliques de ralliement.

Mars 2022. Le duo jaune et bleu assemblé s’impose à nous comme les couleurs de la révolte. Brandies par les Ukrainiens face à l’occupant, par les manifestants de l’Europe entière, pavanées dans les espaces publics et privés, projetées sur des maisons d’oligarques ou sur l’ambassade russe à Lisbonne, les deux couleurs du drapeau national de l’Ukraine font irruption dans notre paysage mental. Elles s’imposent ainsi à nous avec l’évidence du paysage qu’elles dessinent. Les étendues de blé des plaines fertiles, l’azur du ciel à perte de vue décrivent un pays serein aujourd’hui bouleversé par la fureur des combats. C’est ici que naviguent nos imaginaires, mais nous entendons au loin le bourdonnement des hélicoptères, le sifflement des missiles et le fracas de leurs explosions.

Celles et ceux qui s’intéressent à la symbolique des couleurs savent qu’elle est sujette à caution et très volatile. Rien n’est sûr et définitif en la matière en ce que leurs interprétations varient dans le temps et dans l’espace, au gré des événements et de l’écho qu’ils suscitent. Si le bleu demeure la couleur préférée dans le monde, présente dans une grande proportion de drapeaux, le jaune souffrait depuis des siècles d’une ambivalence et d’une détestation. D’abord perçue positivement dès l’Antiquité – elle évoquait, comme l’or, la richesse, la lumière et la chaleur –, les sentiments qu’elle suscite évoluent à partir du Moyen Âge. « On peint en jaune les maisons des traîtres, des faux-monnayeurs, des gens coupables de crimes de lèse-majesté. Au théâtre, on en fait une couleur soit ridicule, soit des trompeurs. Et à la fin du 19e siècle, ça devient la couleur des syndicats tricheurs, qui roulent pour le patronat », écrit Michel Pastoureau, sémiologue des couleurs.

Quête de liberté

Mais l’association de ces deux teintes nous embarque dans une lecture nouvelle. Il y a fort à parier que ce couple coloriel imprégnera durablement nos imaginaires. Cette palette dira la souffrance d’un peuple, mais elle incarnera aussi la volonté, la détermination, l’espoir d’une résistance acharnée. Elle portera l’idée d’une quête de liberté. Aux confins du continent européen, dont le drapeau est lui aussi bleu et jaune, face à l’émotion, aux drames humains, aux personnes déplacées, une conscience commune émerge et se rallie à cet étendard. Ces quelques semaines de guerre ont permis de réécrire les premières lignes d’un récit commun et de nous rassembler autour d’une cause supérieure à défendre, celle d’une fierté à reconquérir. Franches, déterminées et éclatantes, ces deux couleurs sont devenues le symbole de la résistance à l’arbitraire et aux totalitarismes. Formulons l’hypothèse qu’elles seront les couleurs de la décennie.

Kiev vit aujourd’hui sous la menace des missiles russes. Le blanc, le bleu et le rouge du drapeau russe, dussent-ils flotter un jour sur le palais Mariinsky, ne l’effaceront pas de notre mémoire collective. C’est cet espoir qui habite un grand nombre d’Ukrainiens, celles et ceux sous les bombes, celles et ceux au combat, ou celles encore comme Alisa, graphiste exilée de Kiev, que nous accueillons, qui portera haut ses couleurs.

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