[Chronique] ChatGPT peut se montrer utile en « travaillant à notre place », et peut même nous distraire. Mais cet outil amplifie également toutes nos craintes et nos frayeurs. Des pistes émergent toutefois pour de ne pas la subir.
Nous en parlons ici, dans cette chronique, depuis des années. Alors je m’autorise à vous proposer un énième billet sur l’intelligence artificielle générative, le sujet qui submerge la presse depuis début 2023 avant d’envahir nos vies ces prochaines décennies. Après tout, que s’est-il passé de plus important depuis la création en Europe – on ne le dira jamais assez – à l’été 1991 du premier logiciel World Wide Web qui ne concernait alors que quelques dizaines de personnes, et du lancement de l’iPhone par Steve Jobs en juillet 2007 qui concernait cette fois peut-être quelques centaines de milliers de personnes ? Plus de cent millions de personnes ont utilisé ChatGPT, l’interface conversationnelle d’OpenAI, en trois mois et oui, c’est un événement majeur. Au point que tout le monde a un avis sur cette technologie révolutionnaire. On y voit trois objets radicalement différents : la boîte à meuh, la grenade ou la lampe d’Aladin.
Boîte à meuh quand nous sommes amusés par le bruit de la vache qui s’échappe de ce vieux jouet. Ce qui frappe quand on pianote des questions dans ChatGPT, c’est cette capacité à nous imiter, réfléchir un instant puis écrire progressivement une réponse souvent bavarde. Parfois juste, parfois un peu « à côté de la plaque », comme si on devait se singer, « faire l’humain » et gloser de manière divertissante. C’est le propre de ces grands modèles d’intelligence artificielle dits « large language models », probabilistes plus que déterministes.
Grenade dégoupillée aussi, pire, « bombe nucléaire cognitive » pour certains. Ce qui justifie la pétition d’entrepreneurs et penseurs modernes appelant à un moratoire de ces technologies dans un élan inédit au même moment que la Cnil italienne souhaite l’interdire purement et simplement. De la vache qui surprend et distrait, on passe au monstre de Frankenstein qui terrifie. Ici, ce paradigme de l’intelligence artificielle accélère et amplifie toutes nos craintes et nos frayeurs. Manipulation et disparition de la vérité comme fondement de nos sociétés, crimes cyber, sous toutes leurs formes, du harcèlement des individus à la vulnérabilité de toutes nos grandes infrastructures. Enfin, l’angoisse du décrochage : quid des droits d’auteurs et de la propriété des données qui fondent le « génératif » ? La souveraineté semble encore s’éloigner avec une technologie magique « maîtrisée » par quelques acteurs dont aucun n’est européen. D’ailleurs, ces modèles fonctionneront toujours plus et toujours mieux en anglais. Encore plus proche et effrayant : et si cette technologie qui passe haut la main les examens de médecine ou du barreau pouvait tous nous mettre au chômage ?
Enfin, lampe d’Aladin parce qu’il y a du bon à imaginer une machine qui exauce nos vœux et travaille à notre place. Nous en avons pris l’habitude et trouvé du loisir dans les champs et les usines déjà. D’ailleurs dans le plan marketing parfait d’OpenAI et Midjourney, l’idée de s’attaquer au métier des graphistes se révèle un coup de maître. Bien dessiner aujourd’hui consiste à savoir dessiner et maîtriser des logiciels, c’est un savant mélange que très peu maîtrisent, mais auquel nous sommes tous exposés. Microsoft tire mieux les marrons de ce feu que tous les autres Gafa en qualifiant l’incorporation d’OpenAI à ses produits de « Copilot ». Il ne s’agit pas de nous retirer notre responsabilité ni même notre volonté de revendiquer nos créations mais bien de nous assister, nous augmenter, nous rendre meilleurs.
Une technologie à réglementer
Face à ces trois objets, dérisoires ou terrifiants, utiles ou toxiques car on ne peut pas négliger la consommation de données et d’énergies hallucinante de ces technologies quand on sait tous que la sobriété est une nécessité pour l’avenir, émergent trois pistes qui nous permettront de ne pas les subir et de garder la tête froide.
D’abord, vivons-nous un âge d’or ? Est-ce que pour une fois, on pourrait revenir en arrière comme nous y appelle plus ou moins clairement l’idée d’un moratoire ou d’une interdiction ? Une chose est sûre, ces technologies seront réglementées, leur périmètre d’application plus étroit et leur impact sur l’environnement limité. Surtout, notre éthique personnelle, collective et professionnelle devra l’asservir.
Ensuite, on sent monter, de la Californie à l'Italie, le besoin d’une autorité qui valide la mise sur le marché de ces technologies, comme c’est le cas pour des produits qui ont probablement pour certains bien moins d’impact dans nos vies que ces logiciels. D’où viendra cette autorité ? Elle sera forcément liée à un marché mais l’Europe qui avait déjà innové avec le RGPD pourra-t-elle le faire seule cette fois ?
Enfin, le Web3 semblait parti avec l’eau du bain de 2022. N’est-il pas plus nécessaire que jamais alors que face à ChatGPT et ses 100 millions d’utilisateurs, nous avons tant besoin de décentralisation, de traçabilité des données et de respect des droits de leurs propriétaires, et, bien sûr, de nouvelles interfaces et d’immersion ? Boîte à meuh, grenade ou lampe d’Aladin, autant de fantasmes signalant que la forme et le fond ne se sont pas encore trouvés.