[Chronique] Rien n’est plus humain que d’imaginer, de rêver. Pourtant les dirigeants de la sphère politique ou économique n'investissent que le vocabulaire de la démonstration et du rationnel. Un déficit que les agences et leurs troupes de saltimbanques peuvent combler.
Nous aurions pu espérer que nos capacités à imaginer, à se projeter, à rêver, soient décuplées par le vortex d’images qui nous entoure. Or quelque chose semble grippé du côté des récepteurs, du public, des clients et des consommateurs dans l’ordre de la projection, du rêve et de l’imagination. Alors que « la perception et l’imagination appartiennent à une même et grande famille, celle du cinéma intérieur » (1), le projectionniste a quitté la salle, et les mises en image époustouflantes rendues possibles par la technologie semblent provoquer un effet d’inhibition paradoxal sur notre potentiel d’évasion. Rien n’est pourtant plus humain que d’imaginer, de rêver par soi-même. L’art millénaire des contes, récits sans auteurs, le prouve. Ces textes, transmis oralement de génération en génération, nourrissaient et développaient l’imaginaire de peuples sans images mais remplis de paroles, de mots, d’espaces laissés libres, afin de permettre à l’esprit de s’y promener.
Chacun impose aujourd’hui ses pixels à un public captif, qui les consomme en mode addictif, sans modération. Stéphane Rozès ne prédit rien de moins que le Chaos (2) : « Les salariés sont empêchés de se projeter dans une mobilité personnelle et professionnelle ascendante et les citoyens de penser que l’avenir sera meilleur pour eux et pour leurs enfants… » et Daniel Cohen (3) accuse en convoquant Marx : « La bourgeoisie qui noit dans les eaux glacées du calcul égoïste l’esprit de chevalerie […] Le basculement vers la mentalité bourgeoise peut s’interpréter comme le passage d’une passion, celle de l’héroïsme, à une autre, celle du profit… » La cupidité nous assècherait-elle ? nous empêcherait-elle de rêver, d’imaginer ? Dans ce tohu-bohu, les dirigeants de la sphère politique ou économique se résignent à l’asséchement général de la rationalité du verbe. Tout se passe comme s’ils s’interdisaient le registre de l’imagination, en investissant le seul et unique vocabulaire de la démonstration. Une question sur la vision de l’entreprise ? Les réponses fusent, toujours en trois points :
1…
2…
3…
Une question sur la réforme des retraites ? Les éléments de langage sont fin prêts :
1…
2…
3…
À chaque fois, le raisonneur débite son rationnel. Il cherche à expliquer, réexpliquer et démontrer, chiffres à l’appui, comme on résout une équation. C’est de l’arithmétique, pas de la Politique, pas du management. Et bien sûr, ça ne marche pas. Alors j’m’enerve pas j’explique, et j’explique encore jusqu’à ce qu’on finisse par s’en prendre au public qui fait exprès de ne pas comprendre... C’est que « beaucoup de gens se croient rationnels, ils ont souvent l’air d’avoir raison », observe Anouk Grimberg (4) en apportant la preuve scientifique qu’« imaginer n’est pas un monde à part de la vie : imaginer, c’est vivre, et vivre, c’est imaginer. Être dans le réel passe toujours par l’imaginaire. »
N’en déplaise aux contempteurs de la com, nous avons ici de quoi accomplir une mission d’utilité publique : compenser les carences d’imaginaire, en remettant du liant, en réinjectant de la fierté, de l’émotion, de l’écoute et de l’empathie partout où c’est possible. L’aridité sémantique, l’absence d’aptitude et de goût des responsables politiques et économiques à emprunter des chemins moins balisés que les tableurs excel, provoque un déficit que les agences et leurs troupes de saltimbanques tentent de combler. Elles combattent la sécheresse impeccable des cerveaux gauches, trop justes, trop léchés, trop propres. Elles ne se lasseront jamais de proposer à leurs clients des imaginaires fertiles, projectifs et aspirationnels. Bref, de faire leur cinéma !
(1) Lionel Naccache dans Le Cinéma intérieur (éd. Odile Jacob)
(2) Stéphane Rozes dans Chaos (éd. du Cerf)
(3) Daniel Cohen dans Homo Numericus. La Civilisation qui vient (éd. Albin Michel)
(4) Anouk Grimberg dans Dans le cerveau des comédiens (éd. Odile Jacob).