[Chronique] Alors que la voiture était un élément d’homogénéisation de la société pendant des décennies, elle peut devenir demain un marqueur supplémentaire de sa division en pleine crise climatique.
De tous les changements rendus inévitables ou désirables par la transition écologique, la révolution automobile apparait sociologiquement comme la plus complexe à conduire et la plus porteuse de risques sociaux. Trier ses déchets, pratiquer la sobriété énergétique, consommer moins de viande, encourager l’économie circulaire, tout cela ne se fera d’un claquement de doigts, mais semble atteignable, à des rythmes différents, pour peu que les conditions d’acceptabilité, d’exemplarité, d’efficacité et de justice soient assurées. Mais sans remettre en cause ici l’impératif écologique, sans prendre position sur le débat technologique, sans entrer dans le débat sur l’avenir de la filière et de l’emploi, le cumul de la radicalité et de la rapidité du changement imposé à l’automobile interpelle quant à sa faisabilité.
Date butoir de 2035 votée par l’Union européenne pour ne plus mettre en circulation de véhicule thermique, échéance de 2030 pour la mise en place des ZFE dans les grandes agglomérations interdisant aux véhicules les plus polluants l’accès aux centres-villes, les conséquences pour la société semblent sous-évaluées. Pourquoi ? Dans une société comme la France, la voiture, sacro-sainte, est tout autant un symbole, une valeur et un objet du quotidien.
Longtemps symbole de réussite sociale, elle reste pour beaucoup un marqueur d’autonomie. Perçue par des générations comme le moyen d’échapper à l’assignation à résidence, elle s’est longtemps accompagnée de ce rite que constituait l’obtention du permis de conduire qui valait tout autant que le bac, passeport pour l’émancipation. Elle est aussi une manifestation bien française de l’attachement à la valeur irrépressible qu’est la liberté, dans sa manifestation, peut-être critiquable, mais exacerbée de la liberté individuelle.
Elle est enfin pour beaucoup de nos concitoyens, notamment hors des grandes villes, un objet indispensable (un français sur deux l’utilise chaque jour, et un sur quatre plusieurs fois par semaine). Plus que cela, elle est pour une bonne part de la population, dans les zones péri-urbaines, en zones rurales, un objet irremplaçable au sens littéral du terme. Pour aller au travail, pour amener les enfants à l’école, pour les conduire au sport ou aux activités culturelles, pour faire ses courses, il n’est pour un Français sur deux pas d’autre choix possible que d’allumer le moteur qu’il soit thermique aujourd’hui ou électrique demain.
Et c’est bien sur là où le sujet se complique. À cause du coût de l’électrique d’abord. Même s’il sera tendanciellement à la baisse au cours des prochaines années, envisager changer de voiture, ou pire acheter un véhicule neuf, apparait inaccessible à beaucoup, compte tenu des tensions sur le pouvoir d’achat. D’ailleurs une étude récente révélait que l’acheteur d’un véhicule neuf avait en moyenne 55 ans. Le risque de fracture sociale est donc immense. Mais il l’est tout autant quand on analyse la dimension territoriale de la mutation. « En rase campagne, on fait comment pour continuer avec une voiture électrique ? », interrogeait un sondé récemment. La nécessaire organisation d’un nouvel écosystème permettant à l’électrique de se déployer est donc tout autant indispensable que le développement en masse du véhicule. Sinon, la mutation tant attendue de l’automobile, sa décarbonation, ne passera pas le cap des périphériques et rocades des grandes villes et créera un nouveau sentiment d’exclusion.
Alors que la voiture était érigée pendant des décennies en consensus français, elle peut devenir demain une nouvelle fracture. Alors qu’elle était un élément d’homogénéisation de la société, elle peut devenir un marqueur supplémentaire de sa division. Il reste quelques années pour accompagner cette incroyable mutation. C’est sans doute possible. À condition d’imaginer des solutions audacieuses et financièrement viables. A condition de ne pas sous-estimer les difficultés, ni de caricaturer des opinions pas forcément réfractaires au changement mais inquiètes de voir leur vie changer. Pas besoin du rappel : La dernière fois que des automobilistes ont initié un mouvement social, c’est la République toute entière qui a failli basculer.