Secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire milite pour que la Journalism Trust Initiative s’impose dans les investissements publicitaires sur Internet. Il a été entendu par le président réélu. Explications.
La réélection d’Emmanuel Macron, est-ce une bonne nouvelle pour la liberté de la presse ?
Par principe, RSF ne donne pas de consigne de vote, même voilée. Marine Le Pen suscitait des inquiétudes très grandes eu égard à ses amitiés à l’étranger – on pouvait craindre une forme d’Orbanisation. Elle semble avoir une forme de préférence pour un certain nombre de prédateurs de la liberté de la presse. L’autre raison est liée à l’histoire du Rassemblement national même si elle a prêté une grande attention ces dernières années à entretenir les meilleures relations possibles avec les journalistes – à l’exception peut-être de l’entre-deux-tours. Qu’elle ait considéré comme persona non grata des journalistes qui lui déplaisaient, comme ceux de Quotidien, ou Patrick Cohen, ce n’est pas admissible. Ce qu’on fait dans l’opposition peut prendre d’autres formes quand on est au pouvoir.
Et le quinquennat passé ? A-t-il été marqué par des atteintes à cette liberté des journalistes ?
Il y a eu des inquiétudes autour de la couverture des manifestations liées à des violences policières qui ont longtemps fait l’objet d’un déni des autorités publiques et qui se surajoutaient aux violences des manifestants. Il y a eu aussi un schéma national du maintien de l’ordre qui a été revu et corrigé, ou un article 24 de la loi sécurité globale qui n’était pas satisfaisant. Mais il y a eu aussi des démarches à l’étranger qui n’ont pas toujours été rendues publiques. Et un soutien assez fort à des initiatives portées par RSF comme le partenariat sur l’information et la démocratie, la demande d’un mécanisme de droit international en matière de protection des journalistes et plus récemment, un appui au système de protection des espaces informationnels démocratiques.
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Par rapport aux pouvoirs publics, êtes-vous dans une attitude critique par nature ?
Nous avons une posture constructive. Nous ne voulons pas être simplement dans la dénonciation, la complainte. Nous sommes critiques quand il le faut mais nous essayons d’être mesurés, de trouver des solutions et de faire avancer les choses.
C’est pourquoi vous avez lancé le forum sur l’information et la démocratie…
Oui, il s’agit de former des forums internationaux pour réfléchir à des questions de droit là où le droit n’existe pas. Quelle transparence pour les plateformes ? Quid des messageries privées où on peut envoyer 4 millions de mails ? Autorise-t-on Siri à collecter nos données, nous surveiller, répondre à toutes les questions… ? On ne peut pas voir la même régulation quand il fallait gérer une pluralité des médias, et quand des médias font une réponse unique. L’Europe fait un pas en avant avec le DSA et le DMA [digital services act et digital markets act] mais ne règle pas ces problèmes. Il s’agit de doter les démocraties d’outils juridiques qui leur permettent de se protéger des attaques informationnelles sans porter atteinte à la liberté d’expression. Et même de favoriser l’ouverture des espaces autoritaires.
Macron compte s’appuyer sur RSF pour lutter contre les fausses informations. Pouvez-vous nous en dire plus ?
En septembre 2018, on s’est demandé comment faire pour que ce ne soit ni les plateformes privées ni les pouvoirs autoritaires qui imposent des normes dans l’espace démocratique. C’est désormais un processus international établi. Nous avons réfléchi à ce qui fondait la fiabilité : comment distinguer sans caractère discrétionnaire, c’est-à-dire sans que ce soit les États et les plateformes qui décident qui est journaliste ? On est obligé d’en passer par là pour pouvoir attacher des avantages à ceux qui respectent les obligations en matière du journalisme. Depuis décembre 2019, nous avons abouti à une norme, Journalism Trust Initiative, qui codifie les règles éthiques, la méthodologie journalistique et la transparence nécessaire. Depuis juillet, nous avons des certificateurs aux États-Unis. C’est en bonne voie en Europe pour 33 pays. Deloitte a commencé à pré-certifier des médias. C’est le cas de France Télévisions.
En novembre, RSF a fait paraître une tribune où elle estimait que l’organisation d’internet donnait un avantage concurrentiel aux régimes dictatoriaux et autoritaires. En quoi ?
Imaginons que la mondialisation économique se soit faite avec des pays qui se seraient complètement ouverts et d’autres qui se seraient fermés tout en pouvant accéder aux marchés internationaux. Ce serait un avantage pour ces derniers. On a aujourd’hui un désavantage concurrentiel à être sérieux et à donner de l’info vérifiée. Il s’agit de renverser cette logique de marché et de favoriser l’information fiable en termes d’indexation algorithmique. Les plateformes se font tordre le bras là-dessus. Google et Facebook étaient venus sur la phase 1. Là, ça ne leur plaît pas qu’on entre dans leur algorithme. Mais la Journalism Trust Initiative (JTI) est la seule citée dans le code des bonnes pratiques de l’UE. On est aussi soutenu par la Fédération mondiale des annonceurs : il faut maintenant un nombre de médias certifiés suffisamment important. On a créé le cadre de référence, on finalise le mécanisme de vérification de la conformité. Il y a ensuite les critères sur les avantages aux fonds publics ou à l’aide au développement. Le grand fonds pour le journalisme créé par Biden va utiliser notre norme, JTI. Ce sera aussi le critère de Canal France International et du fonds pour la démocratie.
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L’idée est de faire en sorte qu’il soit difficile pour des annonceurs de justifier des investissements médias qui n’aient pas ce label. C’est bien l’idée ?
Absolument. On peut avoir des engagements à verser, par exemple, 70% des investissements publicitaires à des médias certifiés. C’est un enjeu de brand safety. L’outil permet de ne pas prendre de risques inconsidérés et, du point de vue de la RSE, de ne pas nourrir la désinformation. Les acteurs économiques, comme les citoyens, ont un intérêt objectif à ce que l’information soit la plus fiable possible.
Que peut faire le gouvernement français dans ce cadre ?
Il peut favoriser la mise en œuvre de la corégulation. Le ministère de la Culture pourrait ainsi revoir les critères de ses aides concernant le financement du journalisme face à des demandes en voie d’explosion. On attend aussi des avancées sur le sujet du système de protection des espaces informationnels démocratiques qui suscite un grand intérêt au niveau international. RSF peut défendre les bons joueurs mais si les règles du jeu prévoient qu’ils perdent, on aura perdu notre temps.
Pourquoi avoir déposé entre les deux tours un recours en Conseil d’État contre « l’inaction de l’Arcom » à propos de CNews ?
Ce n’était pas une volonté. On a écrit au CSA en novembre et nous avons eu une réponse le 5 avril qui nous a semblé particulièrement insatisfaisante. La question est de savoir de quel paysage médiatique nous voulons. Le pluralisme est externe pour la presse : il passe par une profusion de titres. Mais il est interne pour la télévision : il doit y avoir du pluralisme en chacune. C’est encore le cadre d’aujourd’hui. Il y a même une forme de pluralisme interne dans les grands titres de presse écrite. Aux États-Unis, on a vu la fairness doctrine, qui a été démantelée à partir de Reagan, et qui a abouti à la création de Fox News. On arrive à une prédominance de l’opinion sur l’information, à une logique de biais, à un faible attachement à la vérité. Et à la fin, on a une radicalisation des médias et des publics, et des gens qui ne veulent plus vivre dans le même pays.